samedi 16 juin 2007

3-Le peuplement de Chéragas : Un recrutement régional


L’Administration apporte au recrutement et à l’installation des colons le même soin qu’à la conduite des travaux préparatoires.
Mais elle inaugure en la matière une formule originale qui sera reprise par la suite : après avoir précisé les conditions du recrutement, elle va en confier la réalisation à un individu qui sera payé de sa peine par une vaste concession. Ceci explique que la colonisation de Chéragas ait été régionale, et plus précisément provençale.

1. La définition du colon


L’émigration comprend deux catégories distinctes de personnes :
- Les SIMPLES OUVRIERS qui se rendent en Algérie pour y travailler librement, soit chez les particuliers, soit dans les ateliers du Gouvernement ;
- et les COLONS qui viennent exploiter, en qualité de concessionnaires, les terres mises à leur disposition par le Gouvernement.

Les textes ajoutent savoureusement qu’il faut encore distinguer quatre éléments parmi les colons :
"- le CAPITALISTE qui, ne voulant pas se livrer exclusivement à la culture, établit des familles sur les terres concédées et les pourvoit de maisons, de matériels d’exploitation, etc.
- le PETIT PROPRIETAIRE qui se fixe sur son lot et y fait valoir ses terres à l’aide de sa famille ou de domestiques ;
- le FERMIER ou les MÉTAYERS que le capitaliste emploie ;
- et le COLON INDUSTRIEL qui est l’aubergiste, le boucher, le boulanger, le menuisier, le charpentier, le forgeron, le tuilier, etc qu’il faut dans toute agglomération d’habitants".

À Chéragas, la population intiale sera constituée de petits propriétaires pour l’essentiel.

Les conditions de recrutement


Elles sont précisées dans un "arrêté sur la colonisation" daté du 18 avril 1841 dont les principales dispositions seront reprises dans une "Note sur les concessions rurales et la formation des villages en Algérie" signée du Ministre de la Guerre.
Duchatel, Ministre de l’Intérieur, publiera lui-même de nouvelles instructions au sujet des émigrations en Algérie.
Les principales conditions d’attribution des concessions sont au nombre de deux : une bonne moralité et des ressources suffisantes.

Une condition de moralité, tout d’abord :


Le candidat doit fournir un certificat délivré par le maire de sa commune d’origine constatant sa moralité, sa position sociale, sa profession, son âge, le nombre, le sexe et l’âge de ses enfants.
On a trop dit que l’Algérie avait été peuplée par le rebut de la population métropolitaine. Les précautions prises pour le recrutement des premiers colons prouvent qu’il n’en a rien été.
Le Ministre de l’Intérieur dans sa circulaire du 21 janvier 1843 exhorte même les préfets à "veiller à ce que personne ne se mette en tête des projets d’émigration sans y avoir été préalablement autorisé par le Ministre de la Guerre. On évitera ainsi des abus et des escroqueries qu’il importe de ne pas laisser se produire à l’occasion de la colonisation algérienne dont la parfaite réussite commande de l’entourer de toutes sortes de garanties".

Une condition de ressources, ensuite.


La famille qui désire obtenir une concession gratuite doit justifier de ressources pécuniaires s’élevant de 1 200 à 1 500 francs. Mais il est prévu de faire exception en faveur des familles offrant des garanties spéciales par leur composition, leur moralité ou leur expérience agricole.
L’existence des ressources doit être confirmée sur les certificats délivrés par les maires. Il s’agit là d’un point important car "les cultivateurs reçus en Algérie comme concessionnaires devront à l’aide de leurs fonds propres, nonobstant les secours que l’Administration locale pourra leur accorder, mettre promptement en valeur les terres concédées".
La quantité de ressources exigée est très vite jugée insuffisante au regard de la somme de 400 à 500 francs qui est nécessaire pour mettre complétement en valeur un hectare de terre.
C’est pourquoi elle sera portée en 1845 à 4 ou 5 000 francs, les cultivateurs ne disposant pas de cette somme ne pouvant prétendre qu’à être fermier ou métayer. Cette révision a été jugée nécessaire pour remédier aux difficultés rencontrées par les premiers colons pour faire face aux frais de leur établissement. Chéragas n’a pas fait l’économie de ces difficultés comme on le verra plus loin.

Le rôle joué par Honoré Mercurin :


Un homme va jouer un rôle essentiel dans le recrutement des premiers habitants de Chéragas. Il s’agit d’Honoré Casimir Mercurin, propriétaire-électeur à Grasse. Il est aidé dans son entreprise par son frère, Henri Joseph, qui sera le premier maire du nouveau village.

L’administration inaugure en effet en Algérie une méthode de peuplement originale qui s’apparente à une concession de service public.
Il s’agit de confier à un particulier l’accomplissement d’une de ses missions dans le cadre d’un cahier des charges très précis et moyennant une rétribution :
- la mission consiste à recruter une population adaptée en nombre et en qualités à un projet déterminé à l’avance ;
- le cahier des charges est constitué par l’arrêté sur la colonisation et les instructions complémentaires ;
- la rétribution prend la forme d’une concession plus vaste que celle réservée aux colons ordinaires.

C’est ainsi que Mercurin recevra une double concession "à titre d’indemnité de sa peine et de ses dépenses". (lettre de Guyot à Bugeaud du 23 août 1842).
Le choix d’une telle méthode s’explique par la lourdeur de la tâche qui incombe alors à l’administration.
Trop occupées à pacifier le pays, les autorités décident en effet de s’en remettre à des "entrepreneurs de colonisation qui, moyennant une vaste concession, sont prêts à recruter des familles, à en assurer le transport et, avec le concours des autorités civiles et militaires, à les installer".
La formule dut être jugée heureuse puisqu’elle sera reprise par la suite à Ain Sultan en 1853, avec le même Mercurin. Mais cette installation sera moins bien réussie. Les colons arriveront "mal vêtus, mal tenus et mal nourris" au point que l’on parlera d’une "immigration de la misère". Il faut cependant préciser que les malheureux immigrés n’avaient atteint Ain Sultan qu’après six jours de marche sous la pluie.
L’expérience sera pourtant encore renouvelée en 1873 à Bois sacré sous la conduite d’Adraste Abbo qui recrutera les nouveaux colons dans les Alpes Maritimes.

À Chéragas, Mercurin apparaît plutôt comme le guide des colons que comme un simple agent recruteur.
Il n’hésitera pas à se rendre à l’avance en Algérie pour reconnaître les lieux et assister aux travaux préparatoires du village.
Il inspire alors confiance au Comte Guyot :
"D’après les diverses conversations que j’ai eu avec M. MERCURIN, j’ai tout lieu de penser que son projet de colonisation est très sérieux. Il est à ma connaissance que diverses familles de ces contrées lui ont promis de partir sous son patronage".
Mercurin se montre soucieux des conditions d’accueil des futurs colons. Après avoir pris connaissance du plan du village, il demande à l’Administration "que, pour favoriser l’établissement de ces familles et les installer dès leur débarquement, il leur soit construit à l’avance par l’Administration et à ses frais une ou plusieurs barraques où elles pourraient trouver un abri provisoire".
Comme on l’a déjà dit, sa requête fut entendue puisque l’arrêté portant création de Chéragas prévoit une allocation de 2 500 francs pour la construction d’une "grande barraque destinée à abriter provisoirement 100 personnes".
Si Chéragas "essuie les plâtres" de la colonisation civile, il n’est pas contestable que les autorités manifestent beaucoup de sollicitude à son égard.
Il n’en sera pas de même avec la fondation de Bois sacré dont les 47 premiers colons, après une traversée difficile sur le navire "l’Ardèche", seront logés sous une vingtaine de tentes militaires en octobre 1872.

Une colonisation régionale :


Depuis plusieurs mois déjà Honoré Mercurin parcourt les villages de l’arrondissement de Grasse qu’il connaît bien et où il est connu en sa qualité d’industriel parfumeur. Il vante à ses interlocuteurs la similitude du climat et de la végétation, la beauté du paysage, la salubrité du lieu, la sécurité retrouvée, la proximité d’Alger et la prospérité offerte par les vastes territoires fraichement conquis et vierges de toute exploitation.
Il retient rapidement l’attention de ses compatriotes. Il est vrai que le pays de Grasse connaît alors, et depuis plusieurs années déjà, des difficultés considérables.
Les familles sont nombreuses et les possibilités agricoles réduites. La Révolution et l’Empire ont bouleversé l’équilibre précaire qui régnait sous l’ancien régime et que maintenait une puissante bourgeoisie d’affaires. Certaines de ces familles avaient acquis une seigneurie et faisaient vivre une foule d’artisans et de petits détaillants où les métiers du transport étaient particulièrement représentés : muletiers, batiers, maréchaux (Extrait de "L’état de la Capitation" en 1747). Le sort des uns est, dans une certaine mesure, lié à celui des autres, et la dégradation de la situation économique observée au début du XIXe siècle affectera l’ensemble de la population comme en témoigne la présence parmi les premiers colons de Chéragas de gens aussi différents socialement que les Funel et les Geoffroy.

Les Funel :


Ils sont originaires de la localité d’Andon dans l’ancien district de Grasse qui, avec celui de St-Paul, se trouvait dans le département du Var avant d’être rattaché en 1860 à celui des Alpes Maritimes. Situé non loin de la route Napoléon, Andon est déjà un village de montagnes, celles de Thorenc et de l’Audibergues qui culminent toutes deux à 1 640 mètres. C’est un pays de transition où, en dehors du périmètre d’or du parfum, se pratique une agriculture difficile. Signe des temps, André Funel sera le premier à changer de métier et de village. Épousant Marie Muraire le 23 juillet 1813, il décide d’aller s’établir dans le village de sa femme, Le Mas, où il exercera la profession de maréchal ferrand.
Le Mas se situe au nord d’Andon dans la vallée voisine, sur l’autre versant de la montagne de Thorenc et sur la route qui mène de Roquesteron à Saint AUban.
La trace des Muraire a pu être remontée jusqu’à la moitié du XVIIe siècle. Cette famille n’a jamais quitté Le Mas. On y naît, on s’y marie, on y vit, le plus souvent dans l’état de cultivateur, et on y meurt.
Cet enracinement permet de mesurer l’audace de ceux qui accepteront de traverser la mer. Or, André Funel et Marie Muraire seront du premier convoi pour Chéragas. Amon Funel, né au Mas le 25 novembre 1825 est le cinquième de leurs neuf enfants dont cinq disparaîtront en bas âge. Sur les quatre restant, c’est le plus jeune, Jean-Antoine né en 1816, qui reprendra la forge paternelle de Le Mas après avoir tenté, lui aussi, l’aventure algérienne. Il épousera en 1842 Marie-Antoinette Bonnefoy, elle-même issue d’une vieille famille du village. La sœur cadette, Marie-Claire et Amon suivront leurs parents en Algérie. Le dernier frère, Joseph, les y rejoindra un peu plus tard.
Les Funel, qu’ils soient d’Andon ou de Le Mas, appartiennent donc à cette catégorie de petits cultivateurs et de petits artisans vivant dans le sillage de grandes familles possédantes. Jusqu’à la Révolution, ils sont placés sous la protection de la famille Theas, qui détient les seigneuries de Thorenc, de Caille et d'Andon.

Les Geoffroy :


Il en va tout autrement des Geoffroy, famille de cultivateurs établis à Tourrette-sur-Loup, village qui, comme Grasse, vit au rythme de l’industrie du parfum et dans les senteurs des violettes. Les Geoffroy y prospèrent tant par leur activité économique que par d’heureux mariages. Ainsi, Julie Geoffroy nait à Tourette le 22 août 1831 d’Antoine Geoffroy (1796) et de Virginie Isnard (1801-1840). Or, les Isnard sont l’une de ces familles bourgeoises ayant acquis une seigneurie sous l’ancien régime, celle de LA Sartoux. Le père de Virginie, Antoine Isnard, est signalé "propriétaire" sans profession et sa mère, Dame Adélaïde Allard (1771-1807), est issue d’une riche famille de négociants avignonais.
Malgré la diversité de leurs conditions, les représentants des familles Funel, Muraire et Geoffroy se laissent également séduire par le projet de colonisation qu’Honoré Mercurin leur vante avec tant d’acharnement. Ils feront partie des 29 familles qui fonderont Chéragas.
Comme leurs compagnons d’aventure, ce sont tous "de véritables travailleurs bien au fait de la culture de l’olivier, de la vigne, des mûriers et des plantes à essences". Certains ne sont pas riches mais tous ont assez de bien pour faire face aux frais du premier établissement.
Beaucoup de candidatures ont été transmises par Mercurin car le comte Guyot déclare avoir "dû choisir parmi toutes les familles qui ont demandé à venir". Sitôt l’autorisation délivrée par l’Administration, une certaine fébrilité se fait sentir dans les rangs des futurs colons.
"La population qui doit occuper les Chéragas est prête depuis quelques mois et attend avec impatience le moment où il lui sera permis de venir en prendre possession". (Guyot — Août 1842).
Cette impatience est d’ailleurs très légitime puisqu’il s’agit, comme on l’a déjà vu, de profiter de l’arrière saison pour préparer les terres.
L’heure des adieux approche. Plus rien ne semble devoir contrarier l’aventure dans laquelle se lancent avec enthousiasme quelques provençaux téméraires lorsque surgissent des obstacles inattendus.

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