samedi 16 juin 2007

4 Les difficultés du départ et de la traversée

Le projet minutieusement préparé va soulever l’opposition d’une partie de la population locale attisée par le clergé. Mais rien n’empêchera les futurs chéragassiens d’embarquer finalement sur "Le Météore".

L’organisation du voyage :



Mercurin va consacrer le mois de septembre 1842 à l’organisation du voyage des familles grassoises qui ont été choisies par le Comte Guyot et par Bugeaud.
Chaque futur colon se voit remettre une autorisation de passage gratuit sur un bâtiment de l’État "pour lui, mais encore pour sa famille et ses domestiques" ou "pour les personnes qu’il veut associer à son entreprise".
Des lignes régulières ont été mises en place le 1er février 1842. Ce sont des bateaux à vapeur de la marine royale qui assurent ainsi un double service alternatif de correspondances entre Alger et Toulon. Il est vrai qu’une entreprise privée participe aussi à ce service entre Marseille et Alger ; mais elle le fait après avoir traité avec le Gouvernement et sous un étroit contrôle de l’Administration. Au total, six expéditions mensuelles sont ainsi assurées. Il faut deux jours pour relier Toulon à Alger ; à peine plus entre Marseille et Alger.

Quelques bâtiments de commerce circulent également à leurs risques et périls. C’est à eux que les nouveaux colons doivent recourir pour le transport de leur matériel d’exploitation lorsqu’ils en ont, "attendu que l’État ne dispose pas des moyens qui lui permettent d’effectuer des transports de cette nature".
L’autorisation de passage gratuit sur un bâtiment de l’État est délivrée par le Ministre de la Guerre. Le Maréchal Soult adresse le 24 septembre 1842 une dépêche en ce sens à Bugeaud : "J’ai déjà, ainsi que je vous l’ai fait connaître par ma dépêche du 8 septembre, pris des mesures pour le transport en Algérie des colons recrutés pour le village de Chéragas dans le département du Var par M. Mercurin".
Un "secours de route" de 30 centimes par myriamètre est accordé jusqu’au port d’embarquement. Mais ce secours ne peut être alloué qu’à trois personnes de la même famille.
L’opération continue d’être menée rondement par M. Mercurin. Il est prévenu le 23 septembre 1842 de l’avis que l’Intendant Militaire de la 8e Division a donné au Préfet du Var au sujet du transport en Algérie des futurs chéragassiens. Il se rend fin septembre à Marseille pour règler les derniers préparatifs du voyage avec l’Intendant militaire.
Les autorisations de passage gratuit sont adressées aux maires qui les transmettent à leurs concitoyens candidats au départ.
Tout semble prêt, les autorisations sont accordées, les secours de route alloués, le port d’embarquement choisi et le bateau désigné, lorsque surgit un obstacle imprévu : l’opposition des notables locaux.

L’opposition des notables locaux au départ des Grassois


Les arguments défendus par Mercurin ont su convaincre les plus audacieux des Grassois qu’il a rencontrés.
Mais ces futurs pionniers ont d’abord dû surmonter eux-mêmes une peur de l’inconnu qui en incitera quelques uns, par un motif de prudence qui peut aisément se comprendre, à laisser en France leurs femmes et leurs enfants en bas âge qu’ils rappelleront auprès d’eux dès que les difficultés inhérentes à la première installation auront été surmontées.
Ce sont d’interminables discussions en cet été 1842 au cours desquelles il faut affronter le scepticisme des amis, l’incrédulité des voisins et les mises en garde des anciens contre ce voyage qui pourrait bien être sans retour.

Les esprits s’échauffent et se troublent face à l’hostilité des notables locaux.
Les autorités de Grasse et même celles de Cannes où l’embarquement doit avoir lieu manifestent en effet la plus vive opposition au départ de ces émigrants.
Ils font feu de tout bois pour essayer de les en dissuader en faisant tout d’abord valoir l’énormité des dangers qu’ils vont courir dans un pays toujours en guerre, encore insalubre et dont les véritables ressources restent largement méconnues.
Mais on craint surtout d’assister à des migrations massives qui, en dépeuplant les campagnes, ne manqueraient pas de déstabiliser une économie locale déjà en difficultés. On estime en effet, que ces départs provoqueront un manque de bras dans l’agriculture qui obligerait les propriétaires à relever les salaires des journaliers et à améliorer les baux ruraux.
Tous les moyens sont utilisés : certains maires refusent de délivrer les passeports que l’autorité militaire les a pourtant chargés de remettre aux voyageurs. Mais ce sont surtout des membres du clergé qui s’en mêlent et vont jusqu’à prêcher en chaire contre ces projets d’immigration en tentant d’effrayer ces pauvres gens, abusant ainsi de leur emprise sur les consciences.
Rien pourtant ne parviendra à entamer la résolution des colons encouragés et soutenus par les autorités. Celles-ci vont d’ailleurs prendre toutes les dispositions nécessaires pour éviter que ne se renouvellent pareils incidents.
Début novembre, le Président du Conseil est alerté par le Ministre de l’Intérieur. Le dossier est alors confié à M. Martin du NoreL, Garde des Sceaux et Ministre des cultes, qui détient à ce titre un pouvoir de tutelle sur l’épiscopat français. Il écrit donc à l’évêque de Fréjus pour l’informer sur "le véritable état des choses" et l’invite "à intervenir afin de seconder par l’influence de son clergé les sages vues du Gouvernement sur la colonisation de l’Algérie".
Entre temps, des mesures ont été prises par le Préfet du Var afin "qu’il ne soit négligé aucune occasion d’éclairer à ce sujet les habitants de ce département".
L’infortuné prélat répond au Ministre le 2 décembre. Il observe que c’est "la première plainte qu’il ait reçue contre les prêtres de son diocèse comme ayant fait opposition à l’émigration qu’exige la colonisation de l’Algérie". Et pour cause, puisqu’il s’agissait de la première migration vers ce territoire ! Il ajoute :
"J’ai bien du mal à croire que l’un d’entre eux se soit permis de parler publiquement, surtout en chaire, pour en détourner ceux qui ont l’idée de se rendre dans cette nouvelle possession de la FRANCE. Je vais prendre des renseignements et si je viens à connaître qui a pu se le permettre, je ferai usage des (pouvoirs) que vous avez la bonté de me donner afin d’empêcher de mon mieux qu’un semblable inconvénient ait lieu à l’avenir".
Cette réponse doit donner satisfaction au Ministre de l’Intérieur car il considère, le 17 décembre, l’affaire comme réglée. Il croit pouvoir espérer qu’à l’avenir "l’opposition qui s’est manifestée à l’égard des familles qui partaient pour l’Afrique ne se renouvellera point".
Pourtant, on lira 30 ans plus tard une opposition de même nature entre les lignes d’une circulaire que le Préfet des Alpes Maritimes, M. de Villeneuve-Bargemon, adresse le 3 septembre 1873 aux maires de son département. On y apprend que le Conseil Général a sollicité l’intervention du Gouvernement pour faire cesser les migrations vers l’Algérie, "jugées des plus préjudiciables à l’agriculture qui manque de bras dans notre département".
Le Préfet souligne, presqu’à regrets, que "le Gouvernement ne saurait intervenir pour empêcher le jeu régulier des intérêts, ni prendre des mesures pour arrêter l’expatriation des gens qui vont volontairement chercher ailleurs de meilleures conditions de travail et les moyens d’arriver à l’aisance". Mais il prône une politique restrictive d’attribution des concessions et encourage les maires de son département à prévenir leurs administrés contre "les promesses exagérées faites par des individus qui parcourent la campagne".
Le ton de cette instruction permet de mieux comprendre a posteriori la vaine hostilité des notables locaux au départ des Grassois de 1842.

L’embarquement sur "Le Météore" :


Le jeudi 13 octobre 1842, jour de la Saint Gérau, Honoré Mercurin réunit ses recrues à Antibes. Il y a là "29 chefs de famille, 12 femmes et une quarantaine d’enfants ou plutôt de jeunes gens des deux sexes presque tous déjà capables de travailler", soit près de 80 personnes au total.

Les adieux :


Dans la bourgade varoise, cet embarquement fait figure d’évènement. On a tant parlé de ces gens du pays qui ont accepté de quitter leurs montagnes et de traverser la mer pour aller s’établir de l’autre côté, sur cette terre rendue célèbre par les barbaresques qui ont terrorisé la Méditerranée jusqu’à ce que la France y mette bon ordre.
Aux badauds qui s’attroupent pour voir de plus près ces audacieux compatriotes se mêlent les familles et les amis qui viennent dire adieu aux voyageurs.
Dans la baie, le bâtiment à vapeur Le Météore mouille depuis la veille.
L’heure du départ arrive. L’émotion est grande. Les dernières recommandations et les ultimes promesses sont échangées.
Les chaloupes sont mises à la mer. Les hommes d’équipage pressent le mouvement. Nos colons serrent contre eux leurs pauvres bagages, bric-à-brac où se mêlent vêtements, objets utilitaires, instruments aratoires et les graines des premiers semis. Mais ce que nos varois emportent de plus précieux, ce sont tous les parfums du Pays de Grasse et la belle lumière de leur Provence.
En quelques ramées, le navire est atteint. Les voyageurs s’embarquent. Pour la plupart de ces montagnards, cette expédition est leur premier vrai contact avec la mer. Jusque là, la Méditerranée était leur horizon, une divinité sage et bleue qui veillait avec prodigalité sur leur destin. Aujourd’hui, c’est une immensité qu’il faut affronter pour aller de l’autre côté du miroir, à la recherche de l’inconnu.
Les voiles sont hissées. L’ancre est levée. Sous le regard ébahi des futurs colons, les matelots s’affairent en tous sens pour exécuter les ordres qui leur sont criés. Sur la berge, bras et foulards s’agitent comme une ultime bénédiction que donnent ceux qui restent à ceux qui partent.
La terre s’éloigne. Derrière Antibes, les montagnes se dessinent sur l’horizon pour ne plus devenir, très vite, qu’un ruban vert qui s’étire à la surface de l’eau et disparaît enfin dans les dernières lumières du crépuscule.

Un beau bateau :


Les Grassois ont à peine eu le temps d’examiner ce Météore que le vent et la vapeur poussent dans la nuit.
Il s’agit pourtant d’un superbe navire à vapeur, un aviso à roues construit et mis à l’eau le 28 octobre 1833 à Rochefort. Il a belle allure, Le Météore, avec sa double canonade de 12 et ses 50 mètres de longueur hors râblures à la ligne du premier pont. En 1841, on l’a transformé dans les bassins de Toulon en navire hôpital en lui ajoutant un nouveau pont. On en a profité pour changer sa mâture. Son grand mât culmine maintenant à plus de 23 mètres.
Les avis sont très partagés au sujet de l’effet de cette transformation sur les performances du bâtiment. Le capitaine de frégate Fournier considère que :
"Nous avons un avantage très grand sur les autres 160 CV affectés au service de la côte d’Afrique, surtout sur Le Phare et L’Euphrate que nous avons gagnés de 8 heures au moins dans une traversée d’Alger à Philippeville".
Mais la Commission Supérieure d’examen donnera un avis très différent le 8 décembre 1858 :
"Il a été installé en hôpital à la même époque que Le Grégeois ce qui en a fait un des plus mauvais marcheurs de notre flotte à vapeur".

Qu’importent ces querelles d’experts aux Grassois qui ont bien du mal à s’endormir en cette première nuit d’une traversée qui les emmène vers une nouvelle vie !
Ils ont été bien accueillis par le lieutenant de vaisseau Robin qui commande Le Météore depuis 1840 et le remettra au lieutenant de vaisseau de Kersauson en décembre 1842.
Il les a installés sur les faux-ponts avant et arrière qui sont destinés à recevoir les lits réservés aux malades, tandis que l’équipage est logé dans la batterie à l’avant et que l’État-major s’est réservé l’arrière.
Les voyageurs sont allongés à même le pont dans les conditions les plus précaires. Un campement de fortune s’organise. On se serre les uns contre les autres à l’abri des bagages et baluchons. Mais il est vain de se prémunir contre l’humidité qui gagne avec la nuit et qui trempe, à travers sacs et vêtements, jusqu’aux os.
Ce n’est qu’en décembre 1842 que le Ministre de la Guerre "prenant en considération la santé des colons auxquels le passage gratuit est accordé sur les bâtiments de l’État décida que des couvertures de campement leur seraient délivrées pendant la traversée".
Ces passagers insolites ignorent tout du passé déjà riche de ce navire un peu étrange qui avance dans le bruit des machines à vapeur encadré par le mouvement perpétuel que dessinent ses roues à aubes.
Il était pourtant déjà au mexique lors de la prise de Saint-Jean d’Ullon par m. baudin. Il est affecté au service de la côte nord de l’Afrique depuis 1840. Il le sera à nouveau de 1848 à 1851. Un tableau signé de Lauvergne et conservé au Musée de la Marine le représente en 1844 dans la rade d’Alger. Il y arbore fièrement les trois couleurs face aux collines qui surplombent la ville. De 1854 à 1856 Le Météore assurera les transports de troupes de Toulon à Alger.
En 1860, il évacuera entre Gênes et Marseille les blessés de l’armée d’ITalie et il servira d’hôpital flottant en 1867 au Gabon.
En ce mois d’octobre 1842, sa mission est moins grave mais l’angoisse qui étreint ceux qu’il emporte n’est certainement pas moins grande.

La traversée s’effectue sans encombres jusqu’au dimanche 16 octobre. La tension monte alors qu’apparaissent les côtes de cette Afrique si riche tout à la fois de promesses et de menaces. Elle est extrême lorsque les voyageurs découvrent la baie au fond de laquelle se blottit Alger. La ville blanche qui descend en gradins jusqu’au port les éblouit, "une immense carrière de pierre blanche étincelante au soleil" (Tocqueville 7 mai 1841). Les machines sont coupées. Le navire entre majestueusement sous voiles dans le port turc qui offre aux marins un havre de paix sous les murs de la Casbah.
Le Météore jette les amarres. Une foule bigarée se presse sur les quais. Les indigènes observent attentivement ces nouveaux arrivants qui viennent grossir les rangs d’une population européenne déjà riche en cette année 1842 de 46 000 individus.

Signe d’espoir pour les uns, coup du sort pour les autres, cette arrivée ne laisse personne indifférent. Surtout pas les autorités qui ont mis tant de soins à préparer l’installation des futurs colons. Il faudra pourtant encore attendre le lendemain, lundi, pour que le débarquement ait lieu. Le soir est, en effet, tombé sur Alger et il est trop tard pour entreprendre le trajet qui mène à Chéragas.

N’ayant nul endroit pour les accueillir à terre, les Grassois passeront donc une dernière nuit à bord du Météore qui aura été le Mayflower de ces nouveaux Pilgrim fathers.

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