jeudi 21 juin 2007

6 - 1 Premiers colons : André et Antoine


André et Marie


Parmi les passagers du Météore figurent en bonne place André Funel et sa femme, Marie Muraire, âgés respectivement de 61 et 46 ans. Ils sont accompagnés de trois de leurs quatres enfants : Antoine, 26 ans, Amon, 17 ans, et Marie-Claire, 9 ans. Le quatrième, Joseph, tentera de s’établir auprès des siens en 1851. Pour l’instant, il sert dans l’armée du Roi et effectuera d’ailleurs une partie de son service en Algérie.
En outre, la présence d’un Muraire, vraissemblablement Jean-Baptiste, le frère de Marie, et du dénommé Pierre Funel dont le lien de parenté avec André n’a pu être déterminé, témoigne de l’ampleur de cette migration famiilale.
Les Funel vont faire souche sur cette terre et six générations de la descendance d’André Funel vont vivre dans ce village de Chéragas où le hasard, la nécessité et le goût de l’aventure ont conduit ses pas en ce 17 octobre 1842.
En foulant le sol de ce pays neuf, André rêve avec ses compagnons de réaliser le projet qu’expriment ces vers naïfs et maladroits publiés dans Le Moniteur Algérien du 20 avril 1842 :
"Sur ces côteaux, dans ces campagnes,
De beaux villages vont s’asseoir…
Voici la ferme où vos compagnes
Disposent le repas du soir,
L’église où le dimanche on prie,
L’hospice ouvert à vos douleurs,
Et la mairie aux trois couleurs…
C’est la France ! Oh ! C’est la patrie !
Courage ! Travailleurs ! Tous, soldats et colons,
Semons et plantons.
Croissez en paix, ombrages et moissons."

Jusqu’en 1849, le groupe familial est dominé par les personnalités d’André et de son fils aîné, Antoine. Au-delà de cette date, le relais est pris par Amon et sa sœur Claire. Après plusieurs années particulièrement difficiles, c’est vers 1850 qu’Amon va commencer à recueillir les premiers fruits de cette folle entreprise.

1. André et Antoine Funel, le père et le fils :



En découvrant les lieux dont ils ont rêvé pendant des mois, les Funel partagent l’émotion mêlée de curiosité et d’appréhension de leurs compagnons de voyage. Mais ils ont aussi de quoi être rassurés puisqu’ils savent que différents lots leur sont réservés.

En effet, les deux membres de la famille qui réunissaient les conditions requises ont déjà présenté des demandes de concessions qui ont été acceptées dès le 24 août 1842 sur décision prise par Bugeaud au nom du Roi (cf. annexe).
Deux emplacements dans le village et un lot de terre à cultiver les attendent donc à leur arrivée.

L’installation dans le village :


André et Antoine reçoivent chacun un lot. Celui du père n’a pu être identifié mais on sait que celui du fils est bordé au nord par un terrain communal et à l’est par la rue des remparts.
Ces lots urbains sont concédés aux Funel comme aux autres colons à des conditions très précises prévues par l’arrêté du 18 avril 1841 relatif aux concessions :
- le bénéficiaire doit bâtir dans l’année qui suit une maison en pierre, en briques ou en pisé avec une couverture en tuiles, ou dans d’autres matières incombustibles ;
- il lui faut encore séparer son lot de la voie publique ou des lots voisins par une clôture solide et de préférence par une muraille en maçonnerie de manière à ne laisser aucun vide entre les lots ;
- Enfin, il doit payer une redevance à l’État.
Ces lots ne constituent alors que quelques arpents de broussailles.
Comme les autres Grassois, les Funel trouvent d’abord refuge dans l’une des grandes barraques de bois en forme d’A que l’administation avait préparées pour les recevoir.
Afin de leur permettre de s’installer le plus vite possible chez eux, on leur fait l’avance de matériaux de construction : bois, chaux et pierre. Pour accélérer cette installation, l’administration leur a même livré des cadres de maisons en bois déjà construits qu’ils n’ont eu qu’à remplir.
Mais si les colons sont courageux et travailleurs, ce ne sont apparemment pas de bons maçons car leurs constructions ne résisteront pas aux intempéries du premier hiver et il faudra les rebâtir au printemps 1843.

Le lot rural :


En sa qualité de chef de famille, André reçoit par ailleurs un lot rural couvert de broussailles et dont un hectare au moins doit être mis en culture dans l’année.
Toute la famille s’attelle au travail dès le lendemain de son arrivée. C’est une question de survie : la terre doit produire le plus vite possible de quoi nourrir cinq bouches. On arrache donc broussailles et palmiers nains. Mais ces travaux de défrichement devront être renouvelés car les mauvaises herbes repoussent dès qu’il pleut.
Les Funel utilisent les graines qu’ils ont apportées et obtiennent rapidement divers légumes. Il découvrent avec joie que tout pousse ici. Au bout de quelques mois, ils parviennent non seulement à se nourrir mais aussi à tirer quelques ressources de leur travail : en portant des produits au marché d’Alger ou en allant faire des défrichements pour le compte d’autrui dans les fermes et maisons des environs.
On sait notamment que M. Frutier emploie chez lui des journaliers venus du village qu’il paie 2,50 F. et un grand nombre de Kabyles auxquels il donne 1 F. par jour et un pain de munition.
Les conditions étaient probablement les mêmes chez les cinq autres grands propriétaires établis aux proches environs du village. C’est pourquoi beaucoup d’hommes mais aussi de femmes et d’enfants, trouveront à s’y employer.
Selon Tocqueville, "c’est ce qui a sauvé le village. Les habitants après avoir travaillé huit jours pour autrui, appliquaient ce qu’ils avaient gagné pour travailler huit jours chez eux et ainsi de suite".

Le sort mystérieux d’Antoine :


Peu à peu la vie s’organise pour les Funel comme pour toute la communauté villageoise qui atteint en 1846 454 âmes dont 139 hommes, 89 femmes, 168 enfants et 58 domestiques. Pas moins de cinq tuileries ou briqueteries, un four à chaux et un moulin à eau sont alors en activité à Chéragas.

Il est vrai que le village compte 87 constructions en pierre, dont 7 à la campagne et 12 aux portes du village, en dehors du fossé d’enceinte dont la population réclame d’ailleurs la suppression dans le climat de paix et de tranquilité qui s’est peu à peu établi.
Ce sont ces considérations qui poussent Antoine Funel à écrire le 10 juin 1846 au Directeur de l’intérieur à Alger pour demander à renoncer à son lot urbain et à construire une maison en dehors du village sur les terres de sa famille.
En fait, il demande à l’administration de lui construire une "petite maison de 800 F." qu’il propose d’agrandir à ses frais "s’étant entendu pour cela avec les entrepreneurs".
Sa requête n’a rien d’extraordinaire puisque l’administration fournit alors à chaque nouveau colon pour 800 F. de matériaux ou lui construit une maison de même montant.
Antoine ne demande donc que son dû et prouve qu’il a déjà assez de ressources pour financer une extension. Mais rien ne nous permet de vérifier que sa requête ait été satisfaite.
Un état des titres définitifs déposé aux Archives du service des domaines dresse la liste des 52 concessionnaires ayant déjà réuni en mars 1847 les conditions et obligations que le Gouvernement faisait peser sur eux.
Or, on y lit qu’André Funel est bien titulaire d’un lot urbain et d’un lot rural de 8 hectares. Les plus grandes concessions reviennent aux frères Mercurin Henri Joseph (22 hectares) et Honoré Casimir (17 hectares). On y trouve aussi d’autres noms comme : Antoine Geoffroy, Montagnac, Pierre et Jean Fath, Charles Broc, Rabouel…
Mais il n’y a dans ce document important aucune trace d’Antoine. Qu’est-il donc devenu ? Tout laisse penser qu’il a quitté le village à cette date. Est-ce pour s’établir ailleurs en Algérie, sa demande de "maison à la campagne" n’ayant pas été satisfaite ? Est-ce pour rejoindre à Grasse la femme et l’enfant qui l’attendent ? Est-ce enfin pour obéir à son père qui aurait ainsi voulu préserver ses arrières en cas de coups durs ?
Aucun document n’apporte de réponse mais le nom d’Antoine n’apparaîtra plus jamais à Chéragas.

Un événement a peut-être joué un rôle dans cette décision : le décès de la mère d’Antoine. Marie Funel meurt en effet le 5 octobre 1846 à Chéragas, âgée seulement de 50 ans. Les fièvres en sont probablement la cause. On peut imaginer la consternation dans laquelle se trouvent plongés André et ses trois enfants. La place si grande que la mère laisse vide ne peut être comblée par la jeune Claire qui a eu 12 ans en février. Leur désarroi se trouve encore augmenté par les conditions dans lesquelles on enterre Marie Funel.
Chéragas est déjà un très joli village, entouré de plantations qui lui donnent un air de vie. Mais il lui manque toujours un clocher et un cimetière. "La broussaille est le tombeau commun et le chacal vient librement paître sur l’asile des morts la grappe insipide du palmier nain" (Auguste Bussière). Qu’ils semblent lointains les beaux cimetières de Provence dont les grands cyprès ondulent gravement sous le vent et où reposent en paix les ancêtres de Marie ! Pourtant les colons réclament depuis longtemps déjà un coin de terre qui put distinguer leur sépulture de celle des bêtes sauvages dont ils sont entourés. En vain, il y a d’autres priorités. Marie Funel est donc enterrée auprès des premières tombes que signalent de simples croix de bois sur une parcelle encore en friche et non attribuée.
Ce premier deuil qui attriste la famille l’enracine aussi plus profondément dans cette terre. Mais le 29 mars 1849, André meurt à son tour, lui aussi victime des fièvres. Il est enterré aux côtés de son épouse. Cette double disparition est un lourd tribut payé par la famille Funel à la conquête de ce pays neuf.

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