jeudi 21 juin 2007

5 Installation

Le matin de ce lundi 17 octobre 1842 les passagers du Météore sont tôt réveillés par les bruits de la ville et du port. Leur première impression est certainement proche de celle que relate Alexis de Tocqueville dans ses Notes du voyage en Algérie de 1841 :
"Premier aspect de la ville : je n’ai jamais rien vu de semblable. Prodigieux mélange de races et de costumes, arabes, kabyles, maures, nègres, mahonnais, français. Chacune de ces races qui s’agitent ensemble dans un espace beaucoup trop étroit pour les contenir, parle un langage, porte un habit, accuse des moeurs différentes. Tout ce monde s’agite avec une activité qui paraît fébrile".
À leur débarquement, c’est le Comte Guyot en personne qui les attend au pied de la passerelle. Il les accueille chaleureusement en terre d’Afrique et les invite à rassembler tous leurs effets sur le quai. On les charge aussitôt sur des voitures fournies par l’administration où s’installent ensuite les voyageurs. L’imposant convoi s’ébranle enfin et traverse au pas les rues de la vieille ville, au milieu des cris des enfants et sous le regard étonné des badauds. Ce singulier cortège atteint peu à peu les faubourgs, sur les hauteurs de la ville d’où la baie d’Alger se laisse le mieux admirer.
On dépasse très vite les dernières maisons pour découvrir une campagne valonnée à la végétation colorée et luxuriante. C’est la Mitidja, "magnifique plaine de cinq lieux de large, trente de long, toute une province… terre végétale, très épaisse…". (Tocqueville). Les Grassois observent attentivement ces nouveaux paysages qui vont être les leurs désormais.
Ecoutons la description de leur trajet que fait quelques années plus tard Auguste Bussière :
"D’Alger à Chéragas, on se croirait en Europe. Ces versants du Bouzareah sont couverts d’habitations, de jardins, de cultures. On monte à El-Biar, espèce de faubourg d’Alger qui touche presque aux portes de la Casbah, et où l’on n’arrive cependant qu’après une montée d’une heure à travers les sites les plus variés, et dont quelques uns sont certainement au nombre des plus beaux spectacles qu’il y ait dans l’univers. D’El-Biar on redescend vers Chéragas par une pente douce et légèrement ondulée, sur une étendue de 8 kilomètres environ ; mais des deux côtés la route est encore égayée par des plantations, des habitations ou des cultures. À Chéragas, on est au pied des revers occidentaux du Bouzareah ; avec la plaine de Staoueli commence le règne de la broussaille, de la nature inculte, âpre et sauvage. Rien de triste et de désolé comme l’immense bassin de cette plaine limitée au nord par la mer, au sud par le prolongement des collines du Sahel. C’est sur la crête de ces collines qu’on a établi stratégiquement la ligne des (nouveaux) villages".
Mercurin prévient donc ses compatriotes que l’on touche au but et, à la sortie d’un tournant, leur désigne un point culminant où se dresse une enceinte flanquée de trois tours. Tous les visages se tournent vers ce lieu pour quelques instants encore inhabité : Chéragas !

La terre promise :


Les plus impatients sautent des voitures. Un détachement de militaires vient à leur rencontre. Le convoi franchit l’enceinte et s’immobilise enfin au milieu du camp.
Un appel est aussitôt lancé auquel répondent les 29 chefs de famille présents.
Sur l’ordre du Comte Guyot, la distribution des lots a lieu aussitôt. Les lots ruraux, attribués ultérieurement, seront proportionnés à la taille de la famille. Mais les lots urbains sont tirés au sort. Il faut encore procéder à quelques aménagements pour rapprocher les familles ou les amis qui en manifestent le désir. Mercurin est là pour veiller à l’équité des échanges. Ces tractations occuperont une grande partie de la journée tandis que les Grassois attendent sous le soleil. Quand plus aucune contestation ne semble devoir s’élever, les colons se répartissent dans les quelques barraques en bois, rapidement construites, mais suffisantes pour abriter provisoirement leurs effets personnels et pour les protéger des intempéries. Au moment où tous prennent possession des lieux, le premier soir tombe sur Chéragas. Ivres de sensations et épuisés par tant de péripéties, les nouveaux colons s’endorment vite malgré les cris des chacals qui rôdent autour du village.
De son côté, le Comte Guyot peut adresser au Gouvernement Général un rapport triomphant :
"L’état où ils ont trouvé les choses, la tranquilité du pays les ont rassuré…, la fertilité de la terre, la beauté de l’atmosphère, la douceur de la température, leur ont infiniment plu… Cette population me paraît faite pour inspirer une grande confiance, les hommes sont robustes… tout annonce l’aisance et la propreté".
(Rapport du 19 octobre 1842).

Mais Guyot passe sous silence la première réaction des colons dont Henri Joseph Mercurin fera le récit à Alexis de Tocqueville en décembre 1846. En fait, ils manifestèrent d’emblée un peu d’hésitation en découvrant le sol couvert de broussailles où on avait élevé seulement quelques baraques en planches et certains seraient même repartis si Mercurin ne les en avaient dissuadés.
La journée du lendemain, 18 octobre, commence tôt elle aussi par la répartition des lots à cultiver. Un géomètre de la Direction de l’intérieur est sur les lieux et commence aussitôt à désigner à chacun les terres qui doivent former sa propriété.
Les terrains sont prêts, mais il faut procéder avec soin, les nouveaux colons ayant tous un même souhait : une bonne terre située le plus près possible du camp afin de pouvoir se replier rapidement en cas d’attaque des cavaliers arabes.
La bonne volonté et l’enthousiasme auront raison de toutes ces difficultés et en quelques jours toutes les terres disponibles seront réparties.

Premiers coups de pioche :


Les Chéragassiens vont enfin pouvoir donner libre cours à leur ardeur et à leur impatience en préparant les cultures. Mais les premiers travaux seront vite ralentis par de mauvaises conditions climatiques.
En effet, la période du 8 au 10 novembre, et surtout la nuit du 9 est marquée à Alger par des pluies d’une abondance jamais vue depuis 12 ans.
"Un vent violent du Nord-Ouest semblait précipiter ces pluies qui en peu d’heures, ont innondé la ville et les campagnes (160 millimètres d’eau).
Dans les nouveaux villages, plusieurs constructions, parmi celles qui n’étaient pas encore terminées, ont été ébranlées par l’ouragan qui s’est poursuivi à l’Est"
.
(Le Moniteur Algérien — 15 novembre 1842).
Ces premiers déboires n’empêcheront pas la population du village d’atteindre dès le 15 novembre une centaine d’individus grâce à l’apport de colons "choisis dans le pays même".

Chemin et enceinte sont en voie d’achèvement et certains colons ont commencé à cultiver un jardin.
Les transports s’organisent également. Ainsi l’administration considère dans un arrêté du 18 novembre 1842
"que l’établissement de divers centres de population dans le SAHEL d’Alger, l’ouverture de nouvelles routes carrossables et la sécurité des parcours donnent à la circulation une activité incessante et qu’il est devenu nécessaire de modifier et d’étendre les tarifs des prix de courses des voitures publiques".
Le tarif de la liaison d’Alger à Chéragas est porté à 2 francs.
Ces dispositions ne manquent pas d’aider au développement du village où l’on dénombre, le 17 février 1843, 58 colons (56 lots de culture et 2 d’activités diverses).
Le 20 février, un nouvel arrêté porte la superficie de Chéragas à 600 hectares et le nombre de lots à 67 puis, un peu plus tard, à 77. Douze nouvelles familles, elles aussi originaires de Grasse, rejoignent les premières.
À la même date est créé le village maritime de Sidi Ferruch où les futurs générations de chéragassiens auront leurs habitudes balnéaires.
C’est au cours de cette année 1843 que le village sort véritablement de terre ; les maisons s’édifient ; un boucher, un boulanger et deux aubergistes s’y installent. 130 hectares de terre sont défrichés et mis en culture.

La population passe de 206 habitants en juillet, dont une cinquantaine d’ouvriers agricoles et de domestiques, à 452 fin décembre. Trente cinq maisons sont construites.
Chéragas profite de la création en 1843 dans son voisinage du centre de Staoueli qui consiste dans l’établissement religieux et agricole fondé par une communauté de trappistes sur 1 020 hectares à mettre en culture dans les cinq ans. C’est là un programme ambitieux qui permettra d’employer les colons des environs qui manqueront d’ouvrage.
Le 25 août 1843, Bugeaud se lance dans une revue générale et détaillée de tous les villages créés autour d’Alger par les soins de l’administration civile. Le rapport qu’en fait le "Moniteur Algérien" témoigne une nouvelle fois de sa sollicitude :
"Il vit un à un les colons, les interrogea minutieusement sur tout ce qu’ils ont fait depuis leur installation et sur leur situation actuelle. Il donna à tous des conseils, des encouragements et à quelques uns des secours.
Cette revue l’a convaincu que le système de colonisation qui appelle la famille à bâtir elle-même sa maison en même temps qu’elle est obligée de défricher péniblement les premiers hectares destinés à recevoir les semences qui doivent produire la nourriture de l’année suivante, présente des obstacles tels que la famille ne peut les surmonter que dans plusieurs années".

Pourtant Chéragas poursuit son remarquable développement. Il faut dire que ses habitants, décidément bien choisis par Mercurin, sont pleins d’ardeur au travail, durs à la tâche et courageux dans l’épreuve comme en témoigne un incident survenu le 24 août 1843.
Ce jour-là un incendie se déclare à la ferme Caron.
"La plus grande partie du mobilier, les meules de foin et tous les bestiaux ont été sauvés par les soins de la troupe et grâce à l’intrépidité des habitants de Chéragas, les plus voisins du sinistre.
Parmi ces derniers, ceux dont le dévouement mérite le plus d’éloges et a prévenu peut-être de grands malheurs, il faut citer le sieur Vaulevan, tambour de la milice à Chéragas, qui n’a pas craint de traverser les flammes et d’en retirer une caisse de cartouches au risque de la voir éclater dans ses mains".

Le journaliste du Moniteur Algérien, un peu grandiloquent, de conclure :
"On aime à voir les colons des nouveaux villages se prêter ainsi un mutuel appui et donner des preuves de dévouement et d’énergie chaque fois que les circonstances le réclament".
Le rapport sur l’exécution de la colonisation civile de mars 1842 à octobre 1843 qui est présenté en janvier 1844 au Ministre de la guerre confirme la prospérité croissante de Chéragas :
"La population de Chéragas est de 206 individus. Elle forme une compagnie de milice de 60 hommes. De nouvelles familles à qui des lots ont été réservées sont attendues.
Chéragas a déjà pu récolter des foins, des céréales, des légumes. Ses nombreux jardins facilement arrosables paraissent devoir être d’un bon produit. Tous les travaux publics sont terminés ; une route importante a été ouverte pour relier ce village à la route d’Alger à Dely Ibrahim et se poursuit dans la plaine de Staoueli pour conduire plus tard jusqu’au Massafran et à Koleah".

Des pionniers courageux :


Ce bilan positif ne doit cependant pas faire illusion. Les débuts sont difficiles.
Ainsi, les années 1845 et 1846 seront-elles désastreuses pour l’agriculture. En mai 1845, les nouveaux colons des environs d’Alger ont notamment fait l’expérience d’une invasion de sauterelles catastrophique : 47 quintaux de ces insectes dévastateurs ont été ramassés à Hussein Dey.
Au milieu des nuées de milliards de criquets qui plongent la campagne dans une semi-obscurité, les villageois découvrent avec consternation des champs dévastés et tous leurs premiers efforts ruinés. Au point que l’Administration militaire est appelée à la rescousse des colons. Quatre bataillons formant un effectif de 1 200 travailleurs sont distribués par compagnies dans les villages et répartis sur les terrains à défricher par les soins des commissaires civils et des maires, proportionnellement aux besoins de chaque village.
En ces premières années de la conquête, l’Algérie reste une contrée sauvage où l’homme s’expose à bien des dangers, comme l’atteste l’évènement relaté par "l’Akhbar" du 18 juin 1846 :
"Le 8 de ce mois, dans la matinée, les sieurs Laurent Gruber fils et Jean Hausler, colons de Deli-Brahim, se trouvaient en chasse entre Khorsa Biri (ferme Caron) et le couvent des trappistes, sur l’emplacement dit des Grands Cheragas. Laurent Gruber, le fusil sur l’épaule, précédait son camarade et suivait un sentier fort étroit, lorsque tout-à-coup, il se trouva à un mètre de distance d’une panthère qui était à l’affut. L’animal se dressant aussitôt sur ses pattes de derrière, appuya ses pattes de devant sur les épaules de Gruber et le renversa sans le blesser par cette première atteinte, mais, lorsque le chasseur fut à terre, il le saisit avec ses dents au sommet de la tête et lui appliqua une morsure qui eut été grave si le chapeau ne l’avait un peu amortie, et si d’ailleurs les dents n’avaient glissé sur la boîte osseuse du crâne. Aux cris que poussait le blessé et en voyant le sieur Hauster qui accourait à la défense de son camarade, la panthère prit la fuite. En apprenant cet évènement, on avait résolu à Deli-Brahim d’assembler la compagnie de milice et de faire une battue aux Grands Cheragas. Ce projet n’a pas encore reçu son exécution."
Mais, plus que les bêtes sauvages, ce sont les fièvres qui menacent les nouveaux colons.
Ainsi, pour palier aux insuffisances du bétail, victime de la maladie ou des maraudeurs arabes, l’armée met à disposition des colons quelques boeufs de labour.
Les populations sont exposées elles aussi aux émanations miasmatiques des marais ou des terrains nouvellement défrichés, au point que l’hôpital civil d’Alger multiplie les conseils à l’usage des colons de la plaine :
"Il faut toujours avoir sur soi un flacon de solution de sulfate et de quinine et coucher sous un abri au-dessus du sol, sans se découvrir la nuit.
Un aliment léger doit être pris avant le travail et si, pendant la journée, la soif est ardente, il faut la satisfaire avec modération, à l’aide d’eau acidulée ou même d’une infusion de petite centaurée, car l’eau pure est le plus souvent très nuisible".

La santé des colons est encore menacée par un insecte redoutable, l’anophèle, porteur du paludisme, contre lequel on utilise à titre préventif la quinine, délivrée par petites doses dans les débits de boisson, sous le nom de "consommation". Boufarik, au coeur de la Mitidja, est le haut lieu de la malaria.
Enfin, pour compléter ce sinistre tableau, le choléra guette un peu partout les pionniers.
Souvent désemparés, ceux-ci ont bien besoin du soutien que leur prodiguent sans compter les autorités.
Ainsi Chéragas reçoit de nombreux visiteurs parmi lesquels le Duc d’Aumale, accompagné de son beau-frère, le prince de Saxe-Cobourg qui visitent la région du 20 au 22 mars 1846.
Les princes découvrent une contrée en pleine expansion à laquelle concourent les expériences de colonisation civile et les initiatives individuelles. Ils visitent notamment la belle propriété de M. Martin-Desplats (400 hectares), située sur la route d’Alger à Chéragas qui vient d’être achetée au prix de 500 000 francs par M. Delaunay, riche capitaliste venu depuis quelque temps à Alger.
Surmontant les obstacles rencontrés sur leur route, les chéragassiens travaillent inlassablement à mettre leurs terres en valeur, à la recherche des meilleures cultures.
Ils manifestent des aptitudes agricoles très diverses : maraîchage, oléiculture et horticulture. De toutes, cette dernière activité se révèlera la plus importante et la mieux à même d’assurer la prospérité du pays.
Ce n’est qu’en 1847 qu’eurent lieu à Chéragas les premiers essais de la culture du géranium rosat. Leur distillation sur place est attestée dès 1851, les produits étant envoyés à Grasse.
Dans ce domaine aussi Mercurin semble avoir été un initiateur. Il cultive beaucoup de géranium et en tire un parti avantageux, ainsi que des fleurs d’orangers et des plantes aromatiques du voisinage ; il a monté une distillerie dont les essences ont figuré à l’exposition universelle de 1855.
Ce n’est qu’en 1857 qu’Antoine Chris créera une distillerie de géranium rosat à Boufarik s’associant quelques années plus tard avec "un distillateur de Chéragas établi dans cette même ville".
Chacune des 29 premières familles et de celles qui les rejoindront par la suite ont pris leur part à la réussite de Chéragas. Mais la famille Geoffroy-Funel reste particulièrement exemplaire par la profondeur de son enracinement. Elle s’identifie à l’histoire de ce coin du Sahel algérois.

Aucun commentaire: