samedi 16 juin 2007

1. De la conquête militaire à la colonisation civile

entree du fort
C’est dans le bruit des armes et l’odeur de la poudre que la France arrive en Algérie.

Malgré la lenteur et les difficultés de la conquête, cette terre "neuve" fascine aussitôt, autant qu’elle embarrasse. La personnalité du Gouverneur Bugeaud détermine le style de colonisation qui y sera mis en place et dont Chéragas offre une illustration exemplaire.

1. Le bruit des armes


La porte principale du Fort de Sidi-Ferruch portait jusqu’en 1962 cette inscription :
ICI, LE 14 JUIN 1830
PAR ORDRE DU ROI CHARLES X
SOUS LE COMMANDEMENT
DU GENERAL DE BOURMONT
L’ARMEE FRANCAISE VINT ARBORER SES DRAPEAUX,
RENDRE LA LIBERTE DES MERS,
DONNER L’AlGERIE A LA FRANCE


Le 5 juillet 1830, le drapeau blanc fleur-de-lysé est hissé à Alger sur la kasbah par le chef de l’armée expéditionnaire. Mais après les journées révolutionnaires qu’a vécu Paris les 27, 28 et 29 juillet 1830, mieux connues sous le nom des "Trois Glorieuses", le destin de l’Algérie passe des mains des Bourbon à celles des Orléans qui s’illustreront glorieusement sous la bannière tricolore dans l’histoire de la conquête.

Que d’hésitations dans ces débuts de la France en Algérie ! Des bureaux arabes de 1833 au Royaume arabe projeté par Napoléon III en 1863, toutes les modalités d’occupation semblent avoir été envisagées : occupation restreinte et militaire selon Guizot, civile et totale selon Clauzel, ou rurale mais défensive selon Bugeaud, jusqu’à l’abandon complet.
Il faudra attendre 1872, c’est-à-dire les lendemains de la Commune de Paris, de la guerre franco-prussienne et de l’insurrection en Kabylie réprimée dans le sang, pour que s’affirme la volonté d’une Algérie vraiment française. Conquise par les légitimistes, colonisée par les orléanistes, l’Algérie sera donc rattachée à la France par la république franc-maçonne au nom de la démocratie et de la civilisation.
Il est vrai qu’entre-temps, il a fallu assurer la conquête militaire. La signature du Traité de la Tafna en juin 1837 constitue une tentative de négociation menée par le Général Bugeaud qui concède à l’émir Abd-El Kader de nombreux territoires en échange de sa reconnaissance de la souveraineté française.
Mais la lutte armée reprend dès 1839. Son tournant se situe sur les bords de l’Isly où, en août 1844, les troupes françaises poursuivent victorieusement l’Emir jusqu’en territoire marocain. Abd-El Kader finira par signer sa reddition le 23 décembre 1847.

2. Premiers essais de colonisation civile dans la Mitidja


La colonisation civile n’a donc pas été le fruit de la paix si difficilement ramenée ; elle en a été l’un des instruments. En effet, dès 1832, des colons s’établissent dans la Mitidja. Les premiers sont des fils de famille, aristocrates épris d’aventure et d’idéalisme : Vialar, Tonnac, Franclieu. Ils incarnent une colonisation romantique vite balayée en 1839 par les troupes d’Abd-El Kader.
Mais c’est surtout dans les gourbis du lieudit Boufarik, en pleines terres marécageuses, que commence véritablement l’épopée de la colonisation. La Mitidja, bordée par sa ceinture de montagnes, est alors un lieu terrible qu’un voyageur décrit en ces mots :

"La Mitidja est inculte, elle est couverte de marais et de marécages dissimulés par une végétation palustre extrêmement vigoureuse… C’est un maquis de broussailles serrées, épaisses, enchevêtrées, impénétrables, un fouillis d’herbes gigantesques, de pousses de fenouil, au milieu desquels on disparaît, de ronces, de genêts épineux, de palmiers nains, de joncs perfides tapissant des sables mouvants dans lesquels on s’envase à ne pas pouvoir s’en dépêtrer… Il y aurait fort à faire si l’on voulait exploiter ce vaste territoire, inculte depuis douze siècles".


Après avoir été le grenier de Rome, cette plaine, fut en effet écrasée d’impôts par les vainqueurs turcs, puis fuie par ses habitants et enfin livrée aux fléaux de la famine, du choléra et du typhus.
Au point de se trouver en 1839 dans l’état que décrit encore Mohammed fils du marabout Sidi-Dif-Allah :

"La Mitidja est devenue laide, couverte de pierres, on n’y voit que des marais… Elle n’est plus qu’un champ de mort qui attend le jour de la résurrection… O mon Dieu, vous qui savez, dites-moi si nos pays se pacifieront, si les vents tourneront, si nos frères se réuniront…".


Ce n’était peut-être pas exactement celle qu’attendait le poète arabe, mais la résurrection est venue d’un groupe de petites gens, "la rafataille", qui tenta dès 1834 de s’implanter, résistant contre vents et marées aux deux fléaux qui sévissaient alors : le hadjoute* et le paludisme. Le lundi 30 juin 1834, les colons Vallier et Allego pénètrent dans le marché de Boufarik, sous la protection du capitaine Pelissier et de cinq spahis tandis qu’en dehors se tiennent deux escadrons de chasseurs en rang de bataille. C’est le point de départ d’une aventure.
De 1835 à 1842, la mortalité varie du tiers au quart des habitants. Ceux-ci vivent, groupés à proximité des troupes, sous des gourbis faits de branchages, de roseaux et de paille de maïs.
En 1837, le nombre de colons atteint péniblement 150. Ils écrivent au Maréchal Valee en 1838 :

"Toutes nos nuits, Monsieur le Gouverneur, sont troublées, soit par des détonations d’armes à feu, soit par des incendies ou par les cris de désespoir de quelque victime. Tous les matins, l’on se demande : Dans la nuit dernière, qui a-t’on volé ? Qui a-t’on assassiné ?"


Plus de dix ans après le début de la conquête, les autorités pensent que le cas de Boufarik est vraiment désespéré. Ainsi, le Général Duvivier en 1841 :

"Au-delà du retranchement est l’infecte Mitidja. Nous la laisserons aux chacals, aux courses des bandits et à la mort sans gloire… Boufarik est un malheur… Il y a là une petite population qu’il faut empêcher de s’épandre hors du retranchement et qu’il est nécessaire d’amener, par tous les moyens possibles, à diminuer, voire même à se dissoudre. Des plaines telles que celles de la Mitidja sont des foyers de maladies et de mort…"


Jusqu’au Maréchal Bugeaud lui-même :
"Si j’ai un conseil à vous donner, eh bien ! mes braves, c’est celui de rentrer à Boufarik, d’y faire vos paquets et de filer sur Alger".

Mais les colons s’entêtent à rester. Ils font part, le 27 février 1842, de leur résolution à Bugeaud.
Les menace-t’on de leur enlever la garnison ? Ils s’organisent aussitôt en milice. Faisant remarquer à l’un d’entre eux, Bazile Bertrand, que son "fusil n’était pas d’une propreté excessive" Bugeaud s’entendit répondre : "C’est possible, mais permettez-moi de vous faire remarquer qu’un chien noir mord tout aussi bien qu’un chien blanc".
Les femmes s’en mêlent. Elles se tiennent aux côtés des hommes pour défendre récoltes et troupeaux, le fusil à la main.
Ensemble, ils finiront par féconder cette terre : en 1847, Boufarik comptera 2 000 habitants.

3. La colonisation au secours de la conquête


Cet exemple glorieux serait cependant resté isolé sans une politique organisée et méthodique de colonisation.

Dely Ibrahim


C’est tout d’abord l’entreprenant général Clauzel, Gouverneur de 1830 à 1831, puis de 1835 à 1837, qui mènera une action énergique mais peu couronnée de succès. Partisan d’une occupation totale et civile, il crée en 1832 le premier village français d’Algérie, Dely Ibrahim, dont la population est constituée de 415 Allemands destinés au Texas et détournés par Clauzel sur Alger.
L’implantation tentée par Clauzel et poursuivie par Berthezene y connaît un relatif échec en raison "du trop grand nombre d’artisans qui s’y rendent alors qu’il n’y faudrait presque que des agriculteurs".
Cette population, comme plus tard celle de Novi constituée vers 1860 d’anciens ouvriers des ateliers nationaux, ne subsistera que grâce au travail fourni par l’armée.
Mais l’objectif stratégique visé à Dely Ibrahim est atteint : l’endroit est une colline facile à défendre contre les cavaliers d’Abd-El Kader qui tentent de l’enlever en 1839.

Clauzel est rappelé en avril 1837 et Damremont qui lui succède est favorable à une politique d’occupation restreinte. Voilà donc la colonisation qui piétine à nouveau. Les premiers résultats, timides mais encourageants, ne sont pas consolidés.

Le "Père Bugeaud"


La conquête a besoin d’idées neuves. Elles lui seront fournies par le Lieutenant Général Bugeaud, Gouverneur de janvier 1841 à octobre 1847.
Il réussit là où Clauzel avait échoué : l’émir rebelle sera enfin vaincu et cette terre qui prend le nom d’Algérie en octobre 1839 passera sous son autorité du statut de conquête à celui de colonie.
Ce personnage charismatique dont on chantera longtemps la casquette disparue établira sa résidence dans une ancienne ferme romaine fortifiée qui porte le beau nom de "La Consulaire". Située sur les terres du village de Saint-Ferdinand à quelques kilomètres à l’Ouest d’Alger, La Consulaire sera un jour rachetée par un Funel.
Bugeaud recrée tout d’abord Dely Ibrahim et encourage une expérience collectiviste à Staouëli en concédant mille hectares de terre à une communauté de trappistes. La famille Borgeaud la rachètera en 1904 au moment de la séparation des biens de l’Église et de l’État et en fera le domaine agricole le plus célèbre du pays.

C’est un juste retour des choses que les colons d’Algérie aient conservé jusqu’au bout le souvenir du Père Bugeaud car ils n’eurent pas de plus ardent défenseur comme en témoigne sa proclamation du 22 février 1841 en sa toute nouvelle qualité de Gouverneur Général de l’Algérie :
"La conquête serait stérile sans la colonisation. La fertilisation des campagnes est au premier rang des nécessités coloniales. Empressons-nous donc de fonder quelque chose de vital, de fécond ! Appelez, provoquez les capitaux du dehors à se joindre aux vôtres. Nous édifierons des villages et quand nous pourrons dire à nos compatriotes, nos voisins : "nous vous offrons dans des lieux salubres des établissements tout bâtis, entourés de champs fertiles et protégés d’une manière efficace contre les attaques imprévues de l’ennemi", soyez sûrs qu’il se présentera des colons pour les peupler".

Le discours que prononce le Roi à l’ouverture des chambres le 27 décembre 1841 fait un écho plus solennel à cette proclamation :
"Nos braves soldats poursuivent sur cette terre désormais et pour toujours française le cours de ces nobles travaux auxquels je suis heureux que mes fils aient eu l’honneur de s’associer. Notre persévérance achèvera l’œuvre du courage de notre armée, et la France portera dans l’Algérie sa civilisation à la suite de sa gloire".


La voie est donc ouverte dès 1841 avec la bénédiction des autorités mais toutes les conditions ne sont pas encore réunies.
En effet, aucun progrès n’a encore été fait à cette époque dans la conquête de la province d’Alger. Alger, Médéah et Milianah sont toujours bloqués. Le pays n’est pas soumis. On ne communique avec Blidah qu’une fois par semaine au moyen d’une escorte de 1 500 à 2 000 hommes.

Un épisode tragique confirme la grande insécurité qui règne alors : 22 soldats commandés par le Sergent Blandan préférent mourir que de capituler face à leurs assaillants arabes sur la route entre Mered et Boufarik le 11 avril 1842.
Le Général Bugeaud est déterminé à remédier à cette situation, ainsi qu’il le déclare le 19 avril 1842 :
"La division d’Alger était jusqu’à présent entravée par de grands travaux colonisateurs et par la nécessité de garder le SAHEL et une foule d’autres points. Elle a dû se borner pendant tout l’hiver à quelques incursions de peu de durée dans les environs de la MITIDJA. Mais le moment est venu de se soumettre à leur tour les contrées qui l’environnent. Sa tâche est sans nul doute la plus difficile en raison des aspérités du pays qu’elle doit parcourir. Mais elle saura se grandir à la hauteur des difficultés qu’elle rencontrera ; et j’ai trop de preuves de son dévouement énergique pour ne pas être convaincu qu’elle ne restera pas en arrière de ses frères de la province d’Oran".


Dans ces conditions, Bugeaud veut produire un grand effet sur les tribus qui occupent la chaîne montagneuse environnant la Mitidja en se rendant, en personne, à Mostaganem où il rallie 3 000 cavaliers des tribus indigènes. Puis il remonte la vallée du Cheliff pour prendre à revers les montagnes insoumises tandis que le Général Changarnier, avec presque toutes les forces de la division d’Alger, les attaque par le Nord. Sous le feu de ces attaques multipliées les montagnards font leur soumission le 9 juin 1842.
De ce jour-là naît une relative sécurité autour d’Alger, bien souvent avec l’aide des tribus elles-mêmes auxquelles il est demandé de placer des gardes de distance en distance sur toutes les routes.
Ainsi peuvent commencer à se répandre dans le pays les européens trop longtemps confinés dans Alger et avides de se lancer à la découverte de ce pays si proche et encore si lointain.
Mais il faut souligner le courage de ces premiers colons dont l’aventure restait encore très risquée. Les autorités prodigueront d’ailleurs longtemps leurs conseils de prudence comme en témoigne cet avis signé du Comte Guyot et daté du 24 juillet 1842 :
"Il est recommandé à tous les Européens de ne point aller isolément. Ils devront se réunir par petites caravanes de 7 à 8 individus bien armés. Ils ne devront jamais bivouaquer dans les localités désertes, mais coucher dans les douars les plus voisins de leur route, s’adresser aux kaïds et cheiks de l’endroit qui les prendront sous leur protection et leur indiqueront les moyens d’arriver sans danger à leur destination".

Mais il ne suffisait ni de vouloir coloniser, ni de savoir qu’on pouvait le faire dans des conditions minimales de sécurité. Encore fallait-il préciser comment on allait procéder et quel système de colonisation on allait adopter.

Le choix du système de colonisation


Dans le contexte toujours précaire de l’été 1842, Bugeaud veut protéger Alger vers l’ouest et le sud et enraciner la présence française au-delà des villes côtières par une série d’implantations dans cette zone qu’on appelle le Sahel algérois.
Pourtant libéral, il a acquis la conviction que l’intiative individuelle ne suffira pas à assurer cet enracinement. Il faut donc songer à d’autres formes d’incitations et d’encouragements et, puisque l’Algérie est encore très largement placée sous gouvernement militaire, à d’autres formes d’association des moyens militaires et civils.
En fait, quatre systèmes de colonisation se trouveront très rapidement en présence dans le Sahel algérois :
1. la colonisation par des moyens purement civils telle qu’elle se pratiquera, notamment, à Chéragas ;
2. le recours à des compagnies de colons militaires libérés dont Fouka offrira un exemple ;
3. la création de villages et le défrichement d’une partie des terres qui en forment le périmètre au moyen de condamnés militaires, auxquels succèderont des familles choisies de colons civils. Le système sera inauguré avec le village de Saint-Ferdinand construit sous la direction du Colonel Marengo en mars 1843 ;
4. enfin, les compagnies de colons militaires ayant encore quelques années de service à faire seront utilisées à Mahelma et à Beni Mered.

Entre ces quatre systèmes, Bugeaud fidèle à sa "casquette", choisira clairement par la suite ceux qui s’appuient sur des moyens militaires :
"Nous croyons qu’il y a sous notre domination quatre millions d’Arabes. Or, les Arabes sont tous guerriers… Ces considérations m’ont conduit à demander d’établir en même temps que la colonisation civile sur la côte, la colonisation militaire à l’intérieur…
Il faut que nos colons ne laissent jamais rouiller leurs fusils, qu’ils soient toujours prêts à le saisir et qu’ils aient une discipline.
Nous ne leur demanderons que ce qui sera compatible avec les nécessités de l’agriculture, mais quand le danger paraîtra, ils devront obéir à leurs nouveaux chefs comme ils obéissaient autrefois à leurs colonels.
Quand une colonne de troupes régulières passera dans leur voisinage et aura besoin de renfort, ils devront s’unir à elle pour combattre l’ennemi commun".

Discours prononcé à la Chambre des Députés le 24 janvier 1845

Chéragas constitue donc un exemple d’autant plus intéressant qu’il relève du premier système mis en œuvre dès 1842 ainsi que Ouled Fayet, Douera, Staoueli et Zeralda.
Mais si ce village de colons reste particulièrement exemplaire, c’est avant tout par sa prospérité. Alors que la plupart de ces fondations échouent rapidement ou tarderont longtemps à se développer, Chéragas est aussitôt une incontestable réussite.

Les origines de cette réussite se trouvent dans la préparation même du projet.

* Cavalier arabe ayant la terrible réputation de saisir ses victimes par les cheveux et de les décapiter au yatagan (sabre) au cours de charges soudaines.

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