jeudi 19 juillet 2007

Migration

Bonjour,
Ce blog est devenu est site : http://www.cheragas.fr.
Vous y trouverez tous les nouveaux développements, des cartes postales, des albums de photos et la suite de cette aventure.
A bientôt

jeudi 21 juin 2007

6 - 1 Premiers colons : André et Antoine


André et Marie


Parmi les passagers du Météore figurent en bonne place André Funel et sa femme, Marie Muraire, âgés respectivement de 61 et 46 ans. Ils sont accompagnés de trois de leurs quatres enfants : Antoine, 26 ans, Amon, 17 ans, et Marie-Claire, 9 ans. Le quatrième, Joseph, tentera de s’établir auprès des siens en 1851. Pour l’instant, il sert dans l’armée du Roi et effectuera d’ailleurs une partie de son service en Algérie.
En outre, la présence d’un Muraire, vraissemblablement Jean-Baptiste, le frère de Marie, et du dénommé Pierre Funel dont le lien de parenté avec André n’a pu être déterminé, témoigne de l’ampleur de cette migration famiilale.
Les Funel vont faire souche sur cette terre et six générations de la descendance d’André Funel vont vivre dans ce village de Chéragas où le hasard, la nécessité et le goût de l’aventure ont conduit ses pas en ce 17 octobre 1842.
En foulant le sol de ce pays neuf, André rêve avec ses compagnons de réaliser le projet qu’expriment ces vers naïfs et maladroits publiés dans Le Moniteur Algérien du 20 avril 1842 :
"Sur ces côteaux, dans ces campagnes,
De beaux villages vont s’asseoir…
Voici la ferme où vos compagnes
Disposent le repas du soir,
L’église où le dimanche on prie,
L’hospice ouvert à vos douleurs,
Et la mairie aux trois couleurs…
C’est la France ! Oh ! C’est la patrie !
Courage ! Travailleurs ! Tous, soldats et colons,
Semons et plantons.
Croissez en paix, ombrages et moissons."

Jusqu’en 1849, le groupe familial est dominé par les personnalités d’André et de son fils aîné, Antoine. Au-delà de cette date, le relais est pris par Amon et sa sœur Claire. Après plusieurs années particulièrement difficiles, c’est vers 1850 qu’Amon va commencer à recueillir les premiers fruits de cette folle entreprise.

1. André et Antoine Funel, le père et le fils :



En découvrant les lieux dont ils ont rêvé pendant des mois, les Funel partagent l’émotion mêlée de curiosité et d’appréhension de leurs compagnons de voyage. Mais ils ont aussi de quoi être rassurés puisqu’ils savent que différents lots leur sont réservés.

En effet, les deux membres de la famille qui réunissaient les conditions requises ont déjà présenté des demandes de concessions qui ont été acceptées dès le 24 août 1842 sur décision prise par Bugeaud au nom du Roi (cf. annexe).
Deux emplacements dans le village et un lot de terre à cultiver les attendent donc à leur arrivée.

L’installation dans le village :


André et Antoine reçoivent chacun un lot. Celui du père n’a pu être identifié mais on sait que celui du fils est bordé au nord par un terrain communal et à l’est par la rue des remparts.
Ces lots urbains sont concédés aux Funel comme aux autres colons à des conditions très précises prévues par l’arrêté du 18 avril 1841 relatif aux concessions :
- le bénéficiaire doit bâtir dans l’année qui suit une maison en pierre, en briques ou en pisé avec une couverture en tuiles, ou dans d’autres matières incombustibles ;
- il lui faut encore séparer son lot de la voie publique ou des lots voisins par une clôture solide et de préférence par une muraille en maçonnerie de manière à ne laisser aucun vide entre les lots ;
- Enfin, il doit payer une redevance à l’État.
Ces lots ne constituent alors que quelques arpents de broussailles.
Comme les autres Grassois, les Funel trouvent d’abord refuge dans l’une des grandes barraques de bois en forme d’A que l’administation avait préparées pour les recevoir.
Afin de leur permettre de s’installer le plus vite possible chez eux, on leur fait l’avance de matériaux de construction : bois, chaux et pierre. Pour accélérer cette installation, l’administration leur a même livré des cadres de maisons en bois déjà construits qu’ils n’ont eu qu’à remplir.
Mais si les colons sont courageux et travailleurs, ce ne sont apparemment pas de bons maçons car leurs constructions ne résisteront pas aux intempéries du premier hiver et il faudra les rebâtir au printemps 1843.

Le lot rural :


En sa qualité de chef de famille, André reçoit par ailleurs un lot rural couvert de broussailles et dont un hectare au moins doit être mis en culture dans l’année.
Toute la famille s’attelle au travail dès le lendemain de son arrivée. C’est une question de survie : la terre doit produire le plus vite possible de quoi nourrir cinq bouches. On arrache donc broussailles et palmiers nains. Mais ces travaux de défrichement devront être renouvelés car les mauvaises herbes repoussent dès qu’il pleut.
Les Funel utilisent les graines qu’ils ont apportées et obtiennent rapidement divers légumes. Il découvrent avec joie que tout pousse ici. Au bout de quelques mois, ils parviennent non seulement à se nourrir mais aussi à tirer quelques ressources de leur travail : en portant des produits au marché d’Alger ou en allant faire des défrichements pour le compte d’autrui dans les fermes et maisons des environs.
On sait notamment que M. Frutier emploie chez lui des journaliers venus du village qu’il paie 2,50 F. et un grand nombre de Kabyles auxquels il donne 1 F. par jour et un pain de munition.
Les conditions étaient probablement les mêmes chez les cinq autres grands propriétaires établis aux proches environs du village. C’est pourquoi beaucoup d’hommes mais aussi de femmes et d’enfants, trouveront à s’y employer.
Selon Tocqueville, "c’est ce qui a sauvé le village. Les habitants après avoir travaillé huit jours pour autrui, appliquaient ce qu’ils avaient gagné pour travailler huit jours chez eux et ainsi de suite".

Le sort mystérieux d’Antoine :


Peu à peu la vie s’organise pour les Funel comme pour toute la communauté villageoise qui atteint en 1846 454 âmes dont 139 hommes, 89 femmes, 168 enfants et 58 domestiques. Pas moins de cinq tuileries ou briqueteries, un four à chaux et un moulin à eau sont alors en activité à Chéragas.

Il est vrai que le village compte 87 constructions en pierre, dont 7 à la campagne et 12 aux portes du village, en dehors du fossé d’enceinte dont la population réclame d’ailleurs la suppression dans le climat de paix et de tranquilité qui s’est peu à peu établi.
Ce sont ces considérations qui poussent Antoine Funel à écrire le 10 juin 1846 au Directeur de l’intérieur à Alger pour demander à renoncer à son lot urbain et à construire une maison en dehors du village sur les terres de sa famille.
En fait, il demande à l’administration de lui construire une "petite maison de 800 F." qu’il propose d’agrandir à ses frais "s’étant entendu pour cela avec les entrepreneurs".
Sa requête n’a rien d’extraordinaire puisque l’administration fournit alors à chaque nouveau colon pour 800 F. de matériaux ou lui construit une maison de même montant.
Antoine ne demande donc que son dû et prouve qu’il a déjà assez de ressources pour financer une extension. Mais rien ne nous permet de vérifier que sa requête ait été satisfaite.
Un état des titres définitifs déposé aux Archives du service des domaines dresse la liste des 52 concessionnaires ayant déjà réuni en mars 1847 les conditions et obligations que le Gouvernement faisait peser sur eux.
Or, on y lit qu’André Funel est bien titulaire d’un lot urbain et d’un lot rural de 8 hectares. Les plus grandes concessions reviennent aux frères Mercurin Henri Joseph (22 hectares) et Honoré Casimir (17 hectares). On y trouve aussi d’autres noms comme : Antoine Geoffroy, Montagnac, Pierre et Jean Fath, Charles Broc, Rabouel…
Mais il n’y a dans ce document important aucune trace d’Antoine. Qu’est-il donc devenu ? Tout laisse penser qu’il a quitté le village à cette date. Est-ce pour s’établir ailleurs en Algérie, sa demande de "maison à la campagne" n’ayant pas été satisfaite ? Est-ce pour rejoindre à Grasse la femme et l’enfant qui l’attendent ? Est-ce enfin pour obéir à son père qui aurait ainsi voulu préserver ses arrières en cas de coups durs ?
Aucun document n’apporte de réponse mais le nom d’Antoine n’apparaîtra plus jamais à Chéragas.

Un événement a peut-être joué un rôle dans cette décision : le décès de la mère d’Antoine. Marie Funel meurt en effet le 5 octobre 1846 à Chéragas, âgée seulement de 50 ans. Les fièvres en sont probablement la cause. On peut imaginer la consternation dans laquelle se trouvent plongés André et ses trois enfants. La place si grande que la mère laisse vide ne peut être comblée par la jeune Claire qui a eu 12 ans en février. Leur désarroi se trouve encore augmenté par les conditions dans lesquelles on enterre Marie Funel.
Chéragas est déjà un très joli village, entouré de plantations qui lui donnent un air de vie. Mais il lui manque toujours un clocher et un cimetière. "La broussaille est le tombeau commun et le chacal vient librement paître sur l’asile des morts la grappe insipide du palmier nain" (Auguste Bussière). Qu’ils semblent lointains les beaux cimetières de Provence dont les grands cyprès ondulent gravement sous le vent et où reposent en paix les ancêtres de Marie ! Pourtant les colons réclament depuis longtemps déjà un coin de terre qui put distinguer leur sépulture de celle des bêtes sauvages dont ils sont entourés. En vain, il y a d’autres priorités. Marie Funel est donc enterrée auprès des premières tombes que signalent de simples croix de bois sur une parcelle encore en friche et non attribuée.
Ce premier deuil qui attriste la famille l’enracine aussi plus profondément dans cette terre. Mais le 29 mars 1849, André meurt à son tour, lui aussi victime des fièvres. Il est enterré aux côtés de son épouse. Cette double disparition est un lourd tribut payé par la famille Funel à la conquête de ce pays neuf.

5 Installation

Le matin de ce lundi 17 octobre 1842 les passagers du Météore sont tôt réveillés par les bruits de la ville et du port. Leur première impression est certainement proche de celle que relate Alexis de Tocqueville dans ses Notes du voyage en Algérie de 1841 :
"Premier aspect de la ville : je n’ai jamais rien vu de semblable. Prodigieux mélange de races et de costumes, arabes, kabyles, maures, nègres, mahonnais, français. Chacune de ces races qui s’agitent ensemble dans un espace beaucoup trop étroit pour les contenir, parle un langage, porte un habit, accuse des moeurs différentes. Tout ce monde s’agite avec une activité qui paraît fébrile".
À leur débarquement, c’est le Comte Guyot en personne qui les attend au pied de la passerelle. Il les accueille chaleureusement en terre d’Afrique et les invite à rassembler tous leurs effets sur le quai. On les charge aussitôt sur des voitures fournies par l’administration où s’installent ensuite les voyageurs. L’imposant convoi s’ébranle enfin et traverse au pas les rues de la vieille ville, au milieu des cris des enfants et sous le regard étonné des badauds. Ce singulier cortège atteint peu à peu les faubourgs, sur les hauteurs de la ville d’où la baie d’Alger se laisse le mieux admirer.
On dépasse très vite les dernières maisons pour découvrir une campagne valonnée à la végétation colorée et luxuriante. C’est la Mitidja, "magnifique plaine de cinq lieux de large, trente de long, toute une province… terre végétale, très épaisse…". (Tocqueville). Les Grassois observent attentivement ces nouveaux paysages qui vont être les leurs désormais.
Ecoutons la description de leur trajet que fait quelques années plus tard Auguste Bussière :
"D’Alger à Chéragas, on se croirait en Europe. Ces versants du Bouzareah sont couverts d’habitations, de jardins, de cultures. On monte à El-Biar, espèce de faubourg d’Alger qui touche presque aux portes de la Casbah, et où l’on n’arrive cependant qu’après une montée d’une heure à travers les sites les plus variés, et dont quelques uns sont certainement au nombre des plus beaux spectacles qu’il y ait dans l’univers. D’El-Biar on redescend vers Chéragas par une pente douce et légèrement ondulée, sur une étendue de 8 kilomètres environ ; mais des deux côtés la route est encore égayée par des plantations, des habitations ou des cultures. À Chéragas, on est au pied des revers occidentaux du Bouzareah ; avec la plaine de Staoueli commence le règne de la broussaille, de la nature inculte, âpre et sauvage. Rien de triste et de désolé comme l’immense bassin de cette plaine limitée au nord par la mer, au sud par le prolongement des collines du Sahel. C’est sur la crête de ces collines qu’on a établi stratégiquement la ligne des (nouveaux) villages".
Mercurin prévient donc ses compatriotes que l’on touche au but et, à la sortie d’un tournant, leur désigne un point culminant où se dresse une enceinte flanquée de trois tours. Tous les visages se tournent vers ce lieu pour quelques instants encore inhabité : Chéragas !

La terre promise :


Les plus impatients sautent des voitures. Un détachement de militaires vient à leur rencontre. Le convoi franchit l’enceinte et s’immobilise enfin au milieu du camp.
Un appel est aussitôt lancé auquel répondent les 29 chefs de famille présents.
Sur l’ordre du Comte Guyot, la distribution des lots a lieu aussitôt. Les lots ruraux, attribués ultérieurement, seront proportionnés à la taille de la famille. Mais les lots urbains sont tirés au sort. Il faut encore procéder à quelques aménagements pour rapprocher les familles ou les amis qui en manifestent le désir. Mercurin est là pour veiller à l’équité des échanges. Ces tractations occuperont une grande partie de la journée tandis que les Grassois attendent sous le soleil. Quand plus aucune contestation ne semble devoir s’élever, les colons se répartissent dans les quelques barraques en bois, rapidement construites, mais suffisantes pour abriter provisoirement leurs effets personnels et pour les protéger des intempéries. Au moment où tous prennent possession des lieux, le premier soir tombe sur Chéragas. Ivres de sensations et épuisés par tant de péripéties, les nouveaux colons s’endorment vite malgré les cris des chacals qui rôdent autour du village.
De son côté, le Comte Guyot peut adresser au Gouvernement Général un rapport triomphant :
"L’état où ils ont trouvé les choses, la tranquilité du pays les ont rassuré…, la fertilité de la terre, la beauté de l’atmosphère, la douceur de la température, leur ont infiniment plu… Cette population me paraît faite pour inspirer une grande confiance, les hommes sont robustes… tout annonce l’aisance et la propreté".
(Rapport du 19 octobre 1842).

Mais Guyot passe sous silence la première réaction des colons dont Henri Joseph Mercurin fera le récit à Alexis de Tocqueville en décembre 1846. En fait, ils manifestèrent d’emblée un peu d’hésitation en découvrant le sol couvert de broussailles où on avait élevé seulement quelques baraques en planches et certains seraient même repartis si Mercurin ne les en avaient dissuadés.
La journée du lendemain, 18 octobre, commence tôt elle aussi par la répartition des lots à cultiver. Un géomètre de la Direction de l’intérieur est sur les lieux et commence aussitôt à désigner à chacun les terres qui doivent former sa propriété.
Les terrains sont prêts, mais il faut procéder avec soin, les nouveaux colons ayant tous un même souhait : une bonne terre située le plus près possible du camp afin de pouvoir se replier rapidement en cas d’attaque des cavaliers arabes.
La bonne volonté et l’enthousiasme auront raison de toutes ces difficultés et en quelques jours toutes les terres disponibles seront réparties.

Premiers coups de pioche :


Les Chéragassiens vont enfin pouvoir donner libre cours à leur ardeur et à leur impatience en préparant les cultures. Mais les premiers travaux seront vite ralentis par de mauvaises conditions climatiques.
En effet, la période du 8 au 10 novembre, et surtout la nuit du 9 est marquée à Alger par des pluies d’une abondance jamais vue depuis 12 ans.
"Un vent violent du Nord-Ouest semblait précipiter ces pluies qui en peu d’heures, ont innondé la ville et les campagnes (160 millimètres d’eau).
Dans les nouveaux villages, plusieurs constructions, parmi celles qui n’étaient pas encore terminées, ont été ébranlées par l’ouragan qui s’est poursuivi à l’Est"
.
(Le Moniteur Algérien — 15 novembre 1842).
Ces premiers déboires n’empêcheront pas la population du village d’atteindre dès le 15 novembre une centaine d’individus grâce à l’apport de colons "choisis dans le pays même".

Chemin et enceinte sont en voie d’achèvement et certains colons ont commencé à cultiver un jardin.
Les transports s’organisent également. Ainsi l’administration considère dans un arrêté du 18 novembre 1842
"que l’établissement de divers centres de population dans le SAHEL d’Alger, l’ouverture de nouvelles routes carrossables et la sécurité des parcours donnent à la circulation une activité incessante et qu’il est devenu nécessaire de modifier et d’étendre les tarifs des prix de courses des voitures publiques".
Le tarif de la liaison d’Alger à Chéragas est porté à 2 francs.
Ces dispositions ne manquent pas d’aider au développement du village où l’on dénombre, le 17 février 1843, 58 colons (56 lots de culture et 2 d’activités diverses).
Le 20 février, un nouvel arrêté porte la superficie de Chéragas à 600 hectares et le nombre de lots à 67 puis, un peu plus tard, à 77. Douze nouvelles familles, elles aussi originaires de Grasse, rejoignent les premières.
À la même date est créé le village maritime de Sidi Ferruch où les futurs générations de chéragassiens auront leurs habitudes balnéaires.
C’est au cours de cette année 1843 que le village sort véritablement de terre ; les maisons s’édifient ; un boucher, un boulanger et deux aubergistes s’y installent. 130 hectares de terre sont défrichés et mis en culture.

La population passe de 206 habitants en juillet, dont une cinquantaine d’ouvriers agricoles et de domestiques, à 452 fin décembre. Trente cinq maisons sont construites.
Chéragas profite de la création en 1843 dans son voisinage du centre de Staoueli qui consiste dans l’établissement religieux et agricole fondé par une communauté de trappistes sur 1 020 hectares à mettre en culture dans les cinq ans. C’est là un programme ambitieux qui permettra d’employer les colons des environs qui manqueront d’ouvrage.
Le 25 août 1843, Bugeaud se lance dans une revue générale et détaillée de tous les villages créés autour d’Alger par les soins de l’administration civile. Le rapport qu’en fait le "Moniteur Algérien" témoigne une nouvelle fois de sa sollicitude :
"Il vit un à un les colons, les interrogea minutieusement sur tout ce qu’ils ont fait depuis leur installation et sur leur situation actuelle. Il donna à tous des conseils, des encouragements et à quelques uns des secours.
Cette revue l’a convaincu que le système de colonisation qui appelle la famille à bâtir elle-même sa maison en même temps qu’elle est obligée de défricher péniblement les premiers hectares destinés à recevoir les semences qui doivent produire la nourriture de l’année suivante, présente des obstacles tels que la famille ne peut les surmonter que dans plusieurs années".

Pourtant Chéragas poursuit son remarquable développement. Il faut dire que ses habitants, décidément bien choisis par Mercurin, sont pleins d’ardeur au travail, durs à la tâche et courageux dans l’épreuve comme en témoigne un incident survenu le 24 août 1843.
Ce jour-là un incendie se déclare à la ferme Caron.
"La plus grande partie du mobilier, les meules de foin et tous les bestiaux ont été sauvés par les soins de la troupe et grâce à l’intrépidité des habitants de Chéragas, les plus voisins du sinistre.
Parmi ces derniers, ceux dont le dévouement mérite le plus d’éloges et a prévenu peut-être de grands malheurs, il faut citer le sieur Vaulevan, tambour de la milice à Chéragas, qui n’a pas craint de traverser les flammes et d’en retirer une caisse de cartouches au risque de la voir éclater dans ses mains".

Le journaliste du Moniteur Algérien, un peu grandiloquent, de conclure :
"On aime à voir les colons des nouveaux villages se prêter ainsi un mutuel appui et donner des preuves de dévouement et d’énergie chaque fois que les circonstances le réclament".
Le rapport sur l’exécution de la colonisation civile de mars 1842 à octobre 1843 qui est présenté en janvier 1844 au Ministre de la guerre confirme la prospérité croissante de Chéragas :
"La population de Chéragas est de 206 individus. Elle forme une compagnie de milice de 60 hommes. De nouvelles familles à qui des lots ont été réservées sont attendues.
Chéragas a déjà pu récolter des foins, des céréales, des légumes. Ses nombreux jardins facilement arrosables paraissent devoir être d’un bon produit. Tous les travaux publics sont terminés ; une route importante a été ouverte pour relier ce village à la route d’Alger à Dely Ibrahim et se poursuit dans la plaine de Staoueli pour conduire plus tard jusqu’au Massafran et à Koleah".

Des pionniers courageux :


Ce bilan positif ne doit cependant pas faire illusion. Les débuts sont difficiles.
Ainsi, les années 1845 et 1846 seront-elles désastreuses pour l’agriculture. En mai 1845, les nouveaux colons des environs d’Alger ont notamment fait l’expérience d’une invasion de sauterelles catastrophique : 47 quintaux de ces insectes dévastateurs ont été ramassés à Hussein Dey.
Au milieu des nuées de milliards de criquets qui plongent la campagne dans une semi-obscurité, les villageois découvrent avec consternation des champs dévastés et tous leurs premiers efforts ruinés. Au point que l’Administration militaire est appelée à la rescousse des colons. Quatre bataillons formant un effectif de 1 200 travailleurs sont distribués par compagnies dans les villages et répartis sur les terrains à défricher par les soins des commissaires civils et des maires, proportionnellement aux besoins de chaque village.
En ces premières années de la conquête, l’Algérie reste une contrée sauvage où l’homme s’expose à bien des dangers, comme l’atteste l’évènement relaté par "l’Akhbar" du 18 juin 1846 :
"Le 8 de ce mois, dans la matinée, les sieurs Laurent Gruber fils et Jean Hausler, colons de Deli-Brahim, se trouvaient en chasse entre Khorsa Biri (ferme Caron) et le couvent des trappistes, sur l’emplacement dit des Grands Cheragas. Laurent Gruber, le fusil sur l’épaule, précédait son camarade et suivait un sentier fort étroit, lorsque tout-à-coup, il se trouva à un mètre de distance d’une panthère qui était à l’affut. L’animal se dressant aussitôt sur ses pattes de derrière, appuya ses pattes de devant sur les épaules de Gruber et le renversa sans le blesser par cette première atteinte, mais, lorsque le chasseur fut à terre, il le saisit avec ses dents au sommet de la tête et lui appliqua une morsure qui eut été grave si le chapeau ne l’avait un peu amortie, et si d’ailleurs les dents n’avaient glissé sur la boîte osseuse du crâne. Aux cris que poussait le blessé et en voyant le sieur Hauster qui accourait à la défense de son camarade, la panthère prit la fuite. En apprenant cet évènement, on avait résolu à Deli-Brahim d’assembler la compagnie de milice et de faire une battue aux Grands Cheragas. Ce projet n’a pas encore reçu son exécution."
Mais, plus que les bêtes sauvages, ce sont les fièvres qui menacent les nouveaux colons.
Ainsi, pour palier aux insuffisances du bétail, victime de la maladie ou des maraudeurs arabes, l’armée met à disposition des colons quelques boeufs de labour.
Les populations sont exposées elles aussi aux émanations miasmatiques des marais ou des terrains nouvellement défrichés, au point que l’hôpital civil d’Alger multiplie les conseils à l’usage des colons de la plaine :
"Il faut toujours avoir sur soi un flacon de solution de sulfate et de quinine et coucher sous un abri au-dessus du sol, sans se découvrir la nuit.
Un aliment léger doit être pris avant le travail et si, pendant la journée, la soif est ardente, il faut la satisfaire avec modération, à l’aide d’eau acidulée ou même d’une infusion de petite centaurée, car l’eau pure est le plus souvent très nuisible".

La santé des colons est encore menacée par un insecte redoutable, l’anophèle, porteur du paludisme, contre lequel on utilise à titre préventif la quinine, délivrée par petites doses dans les débits de boisson, sous le nom de "consommation". Boufarik, au coeur de la Mitidja, est le haut lieu de la malaria.
Enfin, pour compléter ce sinistre tableau, le choléra guette un peu partout les pionniers.
Souvent désemparés, ceux-ci ont bien besoin du soutien que leur prodiguent sans compter les autorités.
Ainsi Chéragas reçoit de nombreux visiteurs parmi lesquels le Duc d’Aumale, accompagné de son beau-frère, le prince de Saxe-Cobourg qui visitent la région du 20 au 22 mars 1846.
Les princes découvrent une contrée en pleine expansion à laquelle concourent les expériences de colonisation civile et les initiatives individuelles. Ils visitent notamment la belle propriété de M. Martin-Desplats (400 hectares), située sur la route d’Alger à Chéragas qui vient d’être achetée au prix de 500 000 francs par M. Delaunay, riche capitaliste venu depuis quelque temps à Alger.
Surmontant les obstacles rencontrés sur leur route, les chéragassiens travaillent inlassablement à mettre leurs terres en valeur, à la recherche des meilleures cultures.
Ils manifestent des aptitudes agricoles très diverses : maraîchage, oléiculture et horticulture. De toutes, cette dernière activité se révèlera la plus importante et la mieux à même d’assurer la prospérité du pays.
Ce n’est qu’en 1847 qu’eurent lieu à Chéragas les premiers essais de la culture du géranium rosat. Leur distillation sur place est attestée dès 1851, les produits étant envoyés à Grasse.
Dans ce domaine aussi Mercurin semble avoir été un initiateur. Il cultive beaucoup de géranium et en tire un parti avantageux, ainsi que des fleurs d’orangers et des plantes aromatiques du voisinage ; il a monté une distillerie dont les essences ont figuré à l’exposition universelle de 1855.
Ce n’est qu’en 1857 qu’Antoine Chris créera une distillerie de géranium rosat à Boufarik s’associant quelques années plus tard avec "un distillateur de Chéragas établi dans cette même ville".
Chacune des 29 premières familles et de celles qui les rejoindront par la suite ont pris leur part à la réussite de Chéragas. Mais la famille Geoffroy-Funel reste particulièrement exemplaire par la profondeur de son enracinement. Elle s’identifie à l’histoire de ce coin du Sahel algérois.

samedi 16 juin 2007

4 Les difficultés du départ et de la traversée

Le projet minutieusement préparé va soulever l’opposition d’une partie de la population locale attisée par le clergé. Mais rien n’empêchera les futurs chéragassiens d’embarquer finalement sur "Le Météore".

L’organisation du voyage :



Mercurin va consacrer le mois de septembre 1842 à l’organisation du voyage des familles grassoises qui ont été choisies par le Comte Guyot et par Bugeaud.
Chaque futur colon se voit remettre une autorisation de passage gratuit sur un bâtiment de l’État "pour lui, mais encore pour sa famille et ses domestiques" ou "pour les personnes qu’il veut associer à son entreprise".
Des lignes régulières ont été mises en place le 1er février 1842. Ce sont des bateaux à vapeur de la marine royale qui assurent ainsi un double service alternatif de correspondances entre Alger et Toulon. Il est vrai qu’une entreprise privée participe aussi à ce service entre Marseille et Alger ; mais elle le fait après avoir traité avec le Gouvernement et sous un étroit contrôle de l’Administration. Au total, six expéditions mensuelles sont ainsi assurées. Il faut deux jours pour relier Toulon à Alger ; à peine plus entre Marseille et Alger.

Quelques bâtiments de commerce circulent également à leurs risques et périls. C’est à eux que les nouveaux colons doivent recourir pour le transport de leur matériel d’exploitation lorsqu’ils en ont, "attendu que l’État ne dispose pas des moyens qui lui permettent d’effectuer des transports de cette nature".
L’autorisation de passage gratuit sur un bâtiment de l’État est délivrée par le Ministre de la Guerre. Le Maréchal Soult adresse le 24 septembre 1842 une dépêche en ce sens à Bugeaud : "J’ai déjà, ainsi que je vous l’ai fait connaître par ma dépêche du 8 septembre, pris des mesures pour le transport en Algérie des colons recrutés pour le village de Chéragas dans le département du Var par M. Mercurin".
Un "secours de route" de 30 centimes par myriamètre est accordé jusqu’au port d’embarquement. Mais ce secours ne peut être alloué qu’à trois personnes de la même famille.
L’opération continue d’être menée rondement par M. Mercurin. Il est prévenu le 23 septembre 1842 de l’avis que l’Intendant Militaire de la 8e Division a donné au Préfet du Var au sujet du transport en Algérie des futurs chéragassiens. Il se rend fin septembre à Marseille pour règler les derniers préparatifs du voyage avec l’Intendant militaire.
Les autorisations de passage gratuit sont adressées aux maires qui les transmettent à leurs concitoyens candidats au départ.
Tout semble prêt, les autorisations sont accordées, les secours de route alloués, le port d’embarquement choisi et le bateau désigné, lorsque surgit un obstacle imprévu : l’opposition des notables locaux.

L’opposition des notables locaux au départ des Grassois


Les arguments défendus par Mercurin ont su convaincre les plus audacieux des Grassois qu’il a rencontrés.
Mais ces futurs pionniers ont d’abord dû surmonter eux-mêmes une peur de l’inconnu qui en incitera quelques uns, par un motif de prudence qui peut aisément se comprendre, à laisser en France leurs femmes et leurs enfants en bas âge qu’ils rappelleront auprès d’eux dès que les difficultés inhérentes à la première installation auront été surmontées.
Ce sont d’interminables discussions en cet été 1842 au cours desquelles il faut affronter le scepticisme des amis, l’incrédulité des voisins et les mises en garde des anciens contre ce voyage qui pourrait bien être sans retour.

Les esprits s’échauffent et se troublent face à l’hostilité des notables locaux.
Les autorités de Grasse et même celles de Cannes où l’embarquement doit avoir lieu manifestent en effet la plus vive opposition au départ de ces émigrants.
Ils font feu de tout bois pour essayer de les en dissuader en faisant tout d’abord valoir l’énormité des dangers qu’ils vont courir dans un pays toujours en guerre, encore insalubre et dont les véritables ressources restent largement méconnues.
Mais on craint surtout d’assister à des migrations massives qui, en dépeuplant les campagnes, ne manqueraient pas de déstabiliser une économie locale déjà en difficultés. On estime en effet, que ces départs provoqueront un manque de bras dans l’agriculture qui obligerait les propriétaires à relever les salaires des journaliers et à améliorer les baux ruraux.
Tous les moyens sont utilisés : certains maires refusent de délivrer les passeports que l’autorité militaire les a pourtant chargés de remettre aux voyageurs. Mais ce sont surtout des membres du clergé qui s’en mêlent et vont jusqu’à prêcher en chaire contre ces projets d’immigration en tentant d’effrayer ces pauvres gens, abusant ainsi de leur emprise sur les consciences.
Rien pourtant ne parviendra à entamer la résolution des colons encouragés et soutenus par les autorités. Celles-ci vont d’ailleurs prendre toutes les dispositions nécessaires pour éviter que ne se renouvellent pareils incidents.
Début novembre, le Président du Conseil est alerté par le Ministre de l’Intérieur. Le dossier est alors confié à M. Martin du NoreL, Garde des Sceaux et Ministre des cultes, qui détient à ce titre un pouvoir de tutelle sur l’épiscopat français. Il écrit donc à l’évêque de Fréjus pour l’informer sur "le véritable état des choses" et l’invite "à intervenir afin de seconder par l’influence de son clergé les sages vues du Gouvernement sur la colonisation de l’Algérie".
Entre temps, des mesures ont été prises par le Préfet du Var afin "qu’il ne soit négligé aucune occasion d’éclairer à ce sujet les habitants de ce département".
L’infortuné prélat répond au Ministre le 2 décembre. Il observe que c’est "la première plainte qu’il ait reçue contre les prêtres de son diocèse comme ayant fait opposition à l’émigration qu’exige la colonisation de l’Algérie". Et pour cause, puisqu’il s’agissait de la première migration vers ce territoire ! Il ajoute :
"J’ai bien du mal à croire que l’un d’entre eux se soit permis de parler publiquement, surtout en chaire, pour en détourner ceux qui ont l’idée de se rendre dans cette nouvelle possession de la FRANCE. Je vais prendre des renseignements et si je viens à connaître qui a pu se le permettre, je ferai usage des (pouvoirs) que vous avez la bonté de me donner afin d’empêcher de mon mieux qu’un semblable inconvénient ait lieu à l’avenir".
Cette réponse doit donner satisfaction au Ministre de l’Intérieur car il considère, le 17 décembre, l’affaire comme réglée. Il croit pouvoir espérer qu’à l’avenir "l’opposition qui s’est manifestée à l’égard des familles qui partaient pour l’Afrique ne se renouvellera point".
Pourtant, on lira 30 ans plus tard une opposition de même nature entre les lignes d’une circulaire que le Préfet des Alpes Maritimes, M. de Villeneuve-Bargemon, adresse le 3 septembre 1873 aux maires de son département. On y apprend que le Conseil Général a sollicité l’intervention du Gouvernement pour faire cesser les migrations vers l’Algérie, "jugées des plus préjudiciables à l’agriculture qui manque de bras dans notre département".
Le Préfet souligne, presqu’à regrets, que "le Gouvernement ne saurait intervenir pour empêcher le jeu régulier des intérêts, ni prendre des mesures pour arrêter l’expatriation des gens qui vont volontairement chercher ailleurs de meilleures conditions de travail et les moyens d’arriver à l’aisance". Mais il prône une politique restrictive d’attribution des concessions et encourage les maires de son département à prévenir leurs administrés contre "les promesses exagérées faites par des individus qui parcourent la campagne".
Le ton de cette instruction permet de mieux comprendre a posteriori la vaine hostilité des notables locaux au départ des Grassois de 1842.

L’embarquement sur "Le Météore" :


Le jeudi 13 octobre 1842, jour de la Saint Gérau, Honoré Mercurin réunit ses recrues à Antibes. Il y a là "29 chefs de famille, 12 femmes et une quarantaine d’enfants ou plutôt de jeunes gens des deux sexes presque tous déjà capables de travailler", soit près de 80 personnes au total.

Les adieux :


Dans la bourgade varoise, cet embarquement fait figure d’évènement. On a tant parlé de ces gens du pays qui ont accepté de quitter leurs montagnes et de traverser la mer pour aller s’établir de l’autre côté, sur cette terre rendue célèbre par les barbaresques qui ont terrorisé la Méditerranée jusqu’à ce que la France y mette bon ordre.
Aux badauds qui s’attroupent pour voir de plus près ces audacieux compatriotes se mêlent les familles et les amis qui viennent dire adieu aux voyageurs.
Dans la baie, le bâtiment à vapeur Le Météore mouille depuis la veille.
L’heure du départ arrive. L’émotion est grande. Les dernières recommandations et les ultimes promesses sont échangées.
Les chaloupes sont mises à la mer. Les hommes d’équipage pressent le mouvement. Nos colons serrent contre eux leurs pauvres bagages, bric-à-brac où se mêlent vêtements, objets utilitaires, instruments aratoires et les graines des premiers semis. Mais ce que nos varois emportent de plus précieux, ce sont tous les parfums du Pays de Grasse et la belle lumière de leur Provence.
En quelques ramées, le navire est atteint. Les voyageurs s’embarquent. Pour la plupart de ces montagnards, cette expédition est leur premier vrai contact avec la mer. Jusque là, la Méditerranée était leur horizon, une divinité sage et bleue qui veillait avec prodigalité sur leur destin. Aujourd’hui, c’est une immensité qu’il faut affronter pour aller de l’autre côté du miroir, à la recherche de l’inconnu.
Les voiles sont hissées. L’ancre est levée. Sous le regard ébahi des futurs colons, les matelots s’affairent en tous sens pour exécuter les ordres qui leur sont criés. Sur la berge, bras et foulards s’agitent comme une ultime bénédiction que donnent ceux qui restent à ceux qui partent.
La terre s’éloigne. Derrière Antibes, les montagnes se dessinent sur l’horizon pour ne plus devenir, très vite, qu’un ruban vert qui s’étire à la surface de l’eau et disparaît enfin dans les dernières lumières du crépuscule.

Un beau bateau :


Les Grassois ont à peine eu le temps d’examiner ce Météore que le vent et la vapeur poussent dans la nuit.
Il s’agit pourtant d’un superbe navire à vapeur, un aviso à roues construit et mis à l’eau le 28 octobre 1833 à Rochefort. Il a belle allure, Le Météore, avec sa double canonade de 12 et ses 50 mètres de longueur hors râblures à la ligne du premier pont. En 1841, on l’a transformé dans les bassins de Toulon en navire hôpital en lui ajoutant un nouveau pont. On en a profité pour changer sa mâture. Son grand mât culmine maintenant à plus de 23 mètres.
Les avis sont très partagés au sujet de l’effet de cette transformation sur les performances du bâtiment. Le capitaine de frégate Fournier considère que :
"Nous avons un avantage très grand sur les autres 160 CV affectés au service de la côte d’Afrique, surtout sur Le Phare et L’Euphrate que nous avons gagnés de 8 heures au moins dans une traversée d’Alger à Philippeville".
Mais la Commission Supérieure d’examen donnera un avis très différent le 8 décembre 1858 :
"Il a été installé en hôpital à la même époque que Le Grégeois ce qui en a fait un des plus mauvais marcheurs de notre flotte à vapeur".

Qu’importent ces querelles d’experts aux Grassois qui ont bien du mal à s’endormir en cette première nuit d’une traversée qui les emmène vers une nouvelle vie !
Ils ont été bien accueillis par le lieutenant de vaisseau Robin qui commande Le Météore depuis 1840 et le remettra au lieutenant de vaisseau de Kersauson en décembre 1842.
Il les a installés sur les faux-ponts avant et arrière qui sont destinés à recevoir les lits réservés aux malades, tandis que l’équipage est logé dans la batterie à l’avant et que l’État-major s’est réservé l’arrière.
Les voyageurs sont allongés à même le pont dans les conditions les plus précaires. Un campement de fortune s’organise. On se serre les uns contre les autres à l’abri des bagages et baluchons. Mais il est vain de se prémunir contre l’humidité qui gagne avec la nuit et qui trempe, à travers sacs et vêtements, jusqu’aux os.
Ce n’est qu’en décembre 1842 que le Ministre de la Guerre "prenant en considération la santé des colons auxquels le passage gratuit est accordé sur les bâtiments de l’État décida que des couvertures de campement leur seraient délivrées pendant la traversée".
Ces passagers insolites ignorent tout du passé déjà riche de ce navire un peu étrange qui avance dans le bruit des machines à vapeur encadré par le mouvement perpétuel que dessinent ses roues à aubes.
Il était pourtant déjà au mexique lors de la prise de Saint-Jean d’Ullon par m. baudin. Il est affecté au service de la côte nord de l’Afrique depuis 1840. Il le sera à nouveau de 1848 à 1851. Un tableau signé de Lauvergne et conservé au Musée de la Marine le représente en 1844 dans la rade d’Alger. Il y arbore fièrement les trois couleurs face aux collines qui surplombent la ville. De 1854 à 1856 Le Météore assurera les transports de troupes de Toulon à Alger.
En 1860, il évacuera entre Gênes et Marseille les blessés de l’armée d’ITalie et il servira d’hôpital flottant en 1867 au Gabon.
En ce mois d’octobre 1842, sa mission est moins grave mais l’angoisse qui étreint ceux qu’il emporte n’est certainement pas moins grande.

La traversée s’effectue sans encombres jusqu’au dimanche 16 octobre. La tension monte alors qu’apparaissent les côtes de cette Afrique si riche tout à la fois de promesses et de menaces. Elle est extrême lorsque les voyageurs découvrent la baie au fond de laquelle se blottit Alger. La ville blanche qui descend en gradins jusqu’au port les éblouit, "une immense carrière de pierre blanche étincelante au soleil" (Tocqueville 7 mai 1841). Les machines sont coupées. Le navire entre majestueusement sous voiles dans le port turc qui offre aux marins un havre de paix sous les murs de la Casbah.
Le Météore jette les amarres. Une foule bigarée se presse sur les quais. Les indigènes observent attentivement ces nouveaux arrivants qui viennent grossir les rangs d’une population européenne déjà riche en cette année 1842 de 46 000 individus.

Signe d’espoir pour les uns, coup du sort pour les autres, cette arrivée ne laisse personne indifférent. Surtout pas les autorités qui ont mis tant de soins à préparer l’installation des futurs colons. Il faudra pourtant encore attendre le lendemain, lundi, pour que le débarquement ait lieu. Le soir est, en effet, tombé sur Alger et il est trop tard pour entreprendre le trajet qui mène à Chéragas.

N’ayant nul endroit pour les accueillir à terre, les Grassois passeront donc une dernière nuit à bord du Météore qui aura été le Mayflower de ces nouveaux Pilgrim fathers.

3-Le peuplement de Chéragas : Un recrutement régional


L’Administration apporte au recrutement et à l’installation des colons le même soin qu’à la conduite des travaux préparatoires.
Mais elle inaugure en la matière une formule originale qui sera reprise par la suite : après avoir précisé les conditions du recrutement, elle va en confier la réalisation à un individu qui sera payé de sa peine par une vaste concession. Ceci explique que la colonisation de Chéragas ait été régionale, et plus précisément provençale.

1. La définition du colon


L’émigration comprend deux catégories distinctes de personnes :
- Les SIMPLES OUVRIERS qui se rendent en Algérie pour y travailler librement, soit chez les particuliers, soit dans les ateliers du Gouvernement ;
- et les COLONS qui viennent exploiter, en qualité de concessionnaires, les terres mises à leur disposition par le Gouvernement.

Les textes ajoutent savoureusement qu’il faut encore distinguer quatre éléments parmi les colons :
"- le CAPITALISTE qui, ne voulant pas se livrer exclusivement à la culture, établit des familles sur les terres concédées et les pourvoit de maisons, de matériels d’exploitation, etc.
- le PETIT PROPRIETAIRE qui se fixe sur son lot et y fait valoir ses terres à l’aide de sa famille ou de domestiques ;
- le FERMIER ou les MÉTAYERS que le capitaliste emploie ;
- et le COLON INDUSTRIEL qui est l’aubergiste, le boucher, le boulanger, le menuisier, le charpentier, le forgeron, le tuilier, etc qu’il faut dans toute agglomération d’habitants".

À Chéragas, la population intiale sera constituée de petits propriétaires pour l’essentiel.

Les conditions de recrutement


Elles sont précisées dans un "arrêté sur la colonisation" daté du 18 avril 1841 dont les principales dispositions seront reprises dans une "Note sur les concessions rurales et la formation des villages en Algérie" signée du Ministre de la Guerre.
Duchatel, Ministre de l’Intérieur, publiera lui-même de nouvelles instructions au sujet des émigrations en Algérie.
Les principales conditions d’attribution des concessions sont au nombre de deux : une bonne moralité et des ressources suffisantes.

Une condition de moralité, tout d’abord :


Le candidat doit fournir un certificat délivré par le maire de sa commune d’origine constatant sa moralité, sa position sociale, sa profession, son âge, le nombre, le sexe et l’âge de ses enfants.
On a trop dit que l’Algérie avait été peuplée par le rebut de la population métropolitaine. Les précautions prises pour le recrutement des premiers colons prouvent qu’il n’en a rien été.
Le Ministre de l’Intérieur dans sa circulaire du 21 janvier 1843 exhorte même les préfets à "veiller à ce que personne ne se mette en tête des projets d’émigration sans y avoir été préalablement autorisé par le Ministre de la Guerre. On évitera ainsi des abus et des escroqueries qu’il importe de ne pas laisser se produire à l’occasion de la colonisation algérienne dont la parfaite réussite commande de l’entourer de toutes sortes de garanties".

Une condition de ressources, ensuite.


La famille qui désire obtenir une concession gratuite doit justifier de ressources pécuniaires s’élevant de 1 200 à 1 500 francs. Mais il est prévu de faire exception en faveur des familles offrant des garanties spéciales par leur composition, leur moralité ou leur expérience agricole.
L’existence des ressources doit être confirmée sur les certificats délivrés par les maires. Il s’agit là d’un point important car "les cultivateurs reçus en Algérie comme concessionnaires devront à l’aide de leurs fonds propres, nonobstant les secours que l’Administration locale pourra leur accorder, mettre promptement en valeur les terres concédées".
La quantité de ressources exigée est très vite jugée insuffisante au regard de la somme de 400 à 500 francs qui est nécessaire pour mettre complétement en valeur un hectare de terre.
C’est pourquoi elle sera portée en 1845 à 4 ou 5 000 francs, les cultivateurs ne disposant pas de cette somme ne pouvant prétendre qu’à être fermier ou métayer. Cette révision a été jugée nécessaire pour remédier aux difficultés rencontrées par les premiers colons pour faire face aux frais de leur établissement. Chéragas n’a pas fait l’économie de ces difficultés comme on le verra plus loin.

Le rôle joué par Honoré Mercurin :


Un homme va jouer un rôle essentiel dans le recrutement des premiers habitants de Chéragas. Il s’agit d’Honoré Casimir Mercurin, propriétaire-électeur à Grasse. Il est aidé dans son entreprise par son frère, Henri Joseph, qui sera le premier maire du nouveau village.

L’administration inaugure en effet en Algérie une méthode de peuplement originale qui s’apparente à une concession de service public.
Il s’agit de confier à un particulier l’accomplissement d’une de ses missions dans le cadre d’un cahier des charges très précis et moyennant une rétribution :
- la mission consiste à recruter une population adaptée en nombre et en qualités à un projet déterminé à l’avance ;
- le cahier des charges est constitué par l’arrêté sur la colonisation et les instructions complémentaires ;
- la rétribution prend la forme d’une concession plus vaste que celle réservée aux colons ordinaires.

C’est ainsi que Mercurin recevra une double concession "à titre d’indemnité de sa peine et de ses dépenses". (lettre de Guyot à Bugeaud du 23 août 1842).
Le choix d’une telle méthode s’explique par la lourdeur de la tâche qui incombe alors à l’administration.
Trop occupées à pacifier le pays, les autorités décident en effet de s’en remettre à des "entrepreneurs de colonisation qui, moyennant une vaste concession, sont prêts à recruter des familles, à en assurer le transport et, avec le concours des autorités civiles et militaires, à les installer".
La formule dut être jugée heureuse puisqu’elle sera reprise par la suite à Ain Sultan en 1853, avec le même Mercurin. Mais cette installation sera moins bien réussie. Les colons arriveront "mal vêtus, mal tenus et mal nourris" au point que l’on parlera d’une "immigration de la misère". Il faut cependant préciser que les malheureux immigrés n’avaient atteint Ain Sultan qu’après six jours de marche sous la pluie.
L’expérience sera pourtant encore renouvelée en 1873 à Bois sacré sous la conduite d’Adraste Abbo qui recrutera les nouveaux colons dans les Alpes Maritimes.

À Chéragas, Mercurin apparaît plutôt comme le guide des colons que comme un simple agent recruteur.
Il n’hésitera pas à se rendre à l’avance en Algérie pour reconnaître les lieux et assister aux travaux préparatoires du village.
Il inspire alors confiance au Comte Guyot :
"D’après les diverses conversations que j’ai eu avec M. MERCURIN, j’ai tout lieu de penser que son projet de colonisation est très sérieux. Il est à ma connaissance que diverses familles de ces contrées lui ont promis de partir sous son patronage".
Mercurin se montre soucieux des conditions d’accueil des futurs colons. Après avoir pris connaissance du plan du village, il demande à l’Administration "que, pour favoriser l’établissement de ces familles et les installer dès leur débarquement, il leur soit construit à l’avance par l’Administration et à ses frais une ou plusieurs barraques où elles pourraient trouver un abri provisoire".
Comme on l’a déjà dit, sa requête fut entendue puisque l’arrêté portant création de Chéragas prévoit une allocation de 2 500 francs pour la construction d’une "grande barraque destinée à abriter provisoirement 100 personnes".
Si Chéragas "essuie les plâtres" de la colonisation civile, il n’est pas contestable que les autorités manifestent beaucoup de sollicitude à son égard.
Il n’en sera pas de même avec la fondation de Bois sacré dont les 47 premiers colons, après une traversée difficile sur le navire "l’Ardèche", seront logés sous une vingtaine de tentes militaires en octobre 1872.

Une colonisation régionale :


Depuis plusieurs mois déjà Honoré Mercurin parcourt les villages de l’arrondissement de Grasse qu’il connaît bien et où il est connu en sa qualité d’industriel parfumeur. Il vante à ses interlocuteurs la similitude du climat et de la végétation, la beauté du paysage, la salubrité du lieu, la sécurité retrouvée, la proximité d’Alger et la prospérité offerte par les vastes territoires fraichement conquis et vierges de toute exploitation.
Il retient rapidement l’attention de ses compatriotes. Il est vrai que le pays de Grasse connaît alors, et depuis plusieurs années déjà, des difficultés considérables.
Les familles sont nombreuses et les possibilités agricoles réduites. La Révolution et l’Empire ont bouleversé l’équilibre précaire qui régnait sous l’ancien régime et que maintenait une puissante bourgeoisie d’affaires. Certaines de ces familles avaient acquis une seigneurie et faisaient vivre une foule d’artisans et de petits détaillants où les métiers du transport étaient particulièrement représentés : muletiers, batiers, maréchaux (Extrait de "L’état de la Capitation" en 1747). Le sort des uns est, dans une certaine mesure, lié à celui des autres, et la dégradation de la situation économique observée au début du XIXe siècle affectera l’ensemble de la population comme en témoigne la présence parmi les premiers colons de Chéragas de gens aussi différents socialement que les Funel et les Geoffroy.

Les Funel :


Ils sont originaires de la localité d’Andon dans l’ancien district de Grasse qui, avec celui de St-Paul, se trouvait dans le département du Var avant d’être rattaché en 1860 à celui des Alpes Maritimes. Situé non loin de la route Napoléon, Andon est déjà un village de montagnes, celles de Thorenc et de l’Audibergues qui culminent toutes deux à 1 640 mètres. C’est un pays de transition où, en dehors du périmètre d’or du parfum, se pratique une agriculture difficile. Signe des temps, André Funel sera le premier à changer de métier et de village. Épousant Marie Muraire le 23 juillet 1813, il décide d’aller s’établir dans le village de sa femme, Le Mas, où il exercera la profession de maréchal ferrand.
Le Mas se situe au nord d’Andon dans la vallée voisine, sur l’autre versant de la montagne de Thorenc et sur la route qui mène de Roquesteron à Saint AUban.
La trace des Muraire a pu être remontée jusqu’à la moitié du XVIIe siècle. Cette famille n’a jamais quitté Le Mas. On y naît, on s’y marie, on y vit, le plus souvent dans l’état de cultivateur, et on y meurt.
Cet enracinement permet de mesurer l’audace de ceux qui accepteront de traverser la mer. Or, André Funel et Marie Muraire seront du premier convoi pour Chéragas. Amon Funel, né au Mas le 25 novembre 1825 est le cinquième de leurs neuf enfants dont cinq disparaîtront en bas âge. Sur les quatre restant, c’est le plus jeune, Jean-Antoine né en 1816, qui reprendra la forge paternelle de Le Mas après avoir tenté, lui aussi, l’aventure algérienne. Il épousera en 1842 Marie-Antoinette Bonnefoy, elle-même issue d’une vieille famille du village. La sœur cadette, Marie-Claire et Amon suivront leurs parents en Algérie. Le dernier frère, Joseph, les y rejoindra un peu plus tard.
Les Funel, qu’ils soient d’Andon ou de Le Mas, appartiennent donc à cette catégorie de petits cultivateurs et de petits artisans vivant dans le sillage de grandes familles possédantes. Jusqu’à la Révolution, ils sont placés sous la protection de la famille Theas, qui détient les seigneuries de Thorenc, de Caille et d'Andon.

Les Geoffroy :


Il en va tout autrement des Geoffroy, famille de cultivateurs établis à Tourrette-sur-Loup, village qui, comme Grasse, vit au rythme de l’industrie du parfum et dans les senteurs des violettes. Les Geoffroy y prospèrent tant par leur activité économique que par d’heureux mariages. Ainsi, Julie Geoffroy nait à Tourette le 22 août 1831 d’Antoine Geoffroy (1796) et de Virginie Isnard (1801-1840). Or, les Isnard sont l’une de ces familles bourgeoises ayant acquis une seigneurie sous l’ancien régime, celle de LA Sartoux. Le père de Virginie, Antoine Isnard, est signalé "propriétaire" sans profession et sa mère, Dame Adélaïde Allard (1771-1807), est issue d’une riche famille de négociants avignonais.
Malgré la diversité de leurs conditions, les représentants des familles Funel, Muraire et Geoffroy se laissent également séduire par le projet de colonisation qu’Honoré Mercurin leur vante avec tant d’acharnement. Ils feront partie des 29 familles qui fonderont Chéragas.
Comme leurs compagnons d’aventure, ce sont tous "de véritables travailleurs bien au fait de la culture de l’olivier, de la vigne, des mûriers et des plantes à essences". Certains ne sont pas riches mais tous ont assez de bien pour faire face aux frais du premier établissement.
Beaucoup de candidatures ont été transmises par Mercurin car le comte Guyot déclare avoir "dû choisir parmi toutes les familles qui ont demandé à venir". Sitôt l’autorisation délivrée par l’Administration, une certaine fébrilité se fait sentir dans les rangs des futurs colons.
"La population qui doit occuper les Chéragas est prête depuis quelques mois et attend avec impatience le moment où il lui sera permis de venir en prendre possession". (Guyot — Août 1842).
Cette impatience est d’ailleurs très légitime puisqu’il s’agit, comme on l’a déjà vu, de profiter de l’arrière saison pour préparer les terres.
L’heure des adieux approche. Plus rien ne semble devoir contrarier l’aventure dans laquelle se lancent avec enthousiasme quelques provençaux téméraires lorsque surgissent des obstacles inattendus.

2 La création de Chéragas : Les préparatifs


La colonisation fut donc commencée avec ardeur au début de l’année 1842 et réalisa des progrès considérables dans une période de 15 à 18 mois. C’est le comte Guyot, Directeur de l’intérieur dont le nom inspira Guyotville, qui étudia autour d’Alger des zones de villages.
Le premier coup de pioche est donné le 17 mars 1842 à Douera, conçu comme un établissement central du Sahel où les divers services administratifs pourront se réunir et dans lequel les populations agricoles voisines trouveront les ressources et les industries nécessaires. L’Achour naît le 23 avril 1842.
L’Administration y fait faire par des ouvriers civils tous les travaux préparatoires et d’utilité publique. Elle aide les premières familles à s’installer en leur fournissant des matériaux à bâtir et des semences.
L’armée est également mise à contribution : elle prête aux colons des bestiaux de labour et plusieurs bataillons sont employés à défricher les terres.

Chéragas, créé le 22 août 1842, est le troisième village de cette première zone de colonisation du Sahel qui, avec Kouba et Dely Ibrahim, compte donc au total cinq établissements.

Une deuxième zone sera aussitôt lancée avec Baha-Hassen (8 mars 1843), Ouled-Fayet (2 décembre 1842), Saint-Ferdinand et Sainte-Amélie (juin 1843) créés selon le même système, Cressia (5 juillet 1843) où 50 familles seront implantées non loin du camp de Sidi-Sliman afin d’assurer la sécurité des communications entre Birkadem et Douera, et enfin Staoueli, fondé par un acte de concession à des trappistes daté du 11 juillet 1843.

Le choix du lieu : le campement des Scharayah


L’architecte de la province d’Alger que Guyot a chargé d’étudier le terrain remet son rapport le 8 juin 1842. Le Comte Guyot remet le sien à Bugeaud le 20 août.
Entre-temps, Bugeaud est parti le 11 août avec Guyot, accompagnés des colonels Korte et Jussuf et de l’abbé Landemann afin d’étudier sur place, dans le Sahel jusqu'aux environs de Coleah, les localités propres à l’établissement de villages et de dépôts de remonte.
L’emplacement désigné, dans le district de Douera et aux portes d’Alger, est l’ancien quartier de la tribu des Scharayah qui, affaiblie par des émigrations successives dans les premières années de la conquête abandonna entièrement ce territoire en 1840. Pour être plus précis il convient d’ajouter que, si les Scharayah ont bien volontairement quitté l’endroit dans un premier temps, ils n’ont pas été autorisés à s’y réinstaller lorsqu’ils en ont fait la demande en 1842. Mais l’arrêté créant Chéragas vient tempérer l’apparente brutalité de ce refus. Il y est précisé, en effet, que si les 400 hectares de la nouvelle localité sont constitués pour l’essentiel de terres domaniales, les parcelles comprises dans ce même territoire et reconnues comme appartenant à des particuliers, sont expropriées pour cause d’utilité publique et font, à ce titre, l’objet d’indemnités dues aux propriétaires dépossédés.

En visitant le 2 décembre 1846 la ferme de M. Frutier à Beni Messous près de Chéragas, Alexis de Tocqueville note dans ses carnets de voyage qu'"on lui a pris une des parties (de sa ferme) les mieux cultivées et une source précieuse pour établir le village de Chéragas". Or, Antoine Frutier est arrivé en 1832 à Chéragas ou dans le quartier en tenant lieu. Avec seulement trois ouvriers, il a résisté à l’invasion de la MItidja en 1839 puis a loué plus de 1 000 hectares à M. Tir (ou Ter) dont il a entrepris le défrichement progressif précisément avec l’aide des chéragassiens.

L’origine du lieu explique en tout cas les tribulations du nom qui sera donné au nouveau village : Scharayah, Cherrgas et, pour finir, Chéragas.

Le rapport de Guyot précise que "le village de Chéragas formera l’extrême droite de la ligne qui, partant de la mer, au-dessous de Sidi Ferruch, aboutit à l’Oued Kerma et enveloppe dans cette demi-circonférence prolongée par le cours de l’Arach et la Maison carrée l’ancienne banlieue d’Alger".
Selon Guyot "le quartier où ce village va s’établir est désert et il était indispensable de préparer cette première base aux entreprises publiques ou privées qui vont nécessairement se diriger vers cette plaine comprise entre la mer à l’ouest, la route de Douera à Koleah au Sud et la route de Douera à Dely Ibrahim à l’est, et qui est connue sous le nom de plaine de Staoueli".
Une description plus détaillée des limites de la commune sera présentée dans un rapport daté de 1845.
Le lieu est un point culminant qui domine tous les terrains environnants. Indépendamment des considérations stratégiques, il a été choisi en raison de la présence "de sources réputées intarissables d’après les témoignages des maures de la contrée et dont les eaux réunies forment un volume suffisant pour les besoins de l’établissement projeté". Mais un examen plus attentif révèle très vite "qu’il ne faut en aucune manière compter sur ces deux sources pendant la saison des chaleurs. Dans cet état de choses, les eaux nécessaires aux besoins du village ne peuvent être prises ailleurs que dans le ravin qui passe en arrière de la redoute". Elles devront être amenées par une conduite.

Qu’importe ! Le lieu est jugé propice à la vie des hommes. L’implantation peut donc être décidée et les travaux peuvent commencer.

Les travaux préparatoires


Ils sont entrepris par le bataillon du 3e Léger.

Les fortifications


Les plans de l’architecte prévoient l’édification d’un village fortifié susceptible d’accueillir 60 familles. Les fortifications consistent en un mur d’enceinte et en trois tours où pourrait loger toute une brigade de gendarmerie à pied. Le détail des frais est alors évalué à 35 000 francs.
Une seule des trois tours, celle qui est placée près de la porte, sur le point culminant, comporte des étages et sera réservée à un usage exclusivement militaire, comme en témoignent les observations du commandant du génie :
"Les étages des tours ne sont pas assez élevés. Après un petit nombre de coups de fusil tirés des créneaux, les défenseurs seraient étouffés par la fumée… Les créneaux devraient être un peu plus élevés car un attaquant placé sur la contrescarpe et dont la balle entrerait par l’un de ces créneaux aurait plus de chance de blesser un défenseur à la tête que s’il tirait de bas en haut. En outre, les murs dans l’évidement des machicoulis sont un peu faibles pour résister à la balle".
Les deux autres tours n’ont qu’un simple rez-de-chaussée et pourraient aussi recevoir une affectation particulière tout en conservant leur destination spéciale pour le cas d’attaque.

Les lots des colons


Mais les considérations stratégiques ne doivent pas faire oublier que le territoire est avant tout constitué en centre de population agricole.
L’établissement comprend donc 60 lots à bâtir et un moindre nombre de lots à cultiver.
"Les lots à bâtir sont de 6 ares chacun, ce qui donnera aux colons un emplacement suffisant pour une vaste cour ou même pour un petit jardin entre les constructions, circonstance d’autant plus précieuse que le terrain destiné au village est d’une qualité supérieure et qu’il eut été fâcheux que les 8 hectares qu’il contient fussent entièrement perdus pour l’agriculture".
S’il y a moins de lots ruraux que de lots urbains c’est que le comte Guyot juge préférable de n’accueillir que 50 familles au lieu des 60 que peut contenir le village.
Les dix lots inutilisés, représentant 60 hectares, sont mis en réserve "pour des suppléments à divers colons qui mériteraient par leur travail des encouragements et pour le pâturage en commun".
La confiance de Guyot est telle qu’il envisage d’emblée "une nouvelle augmentation de territoire permettant un accroissement de population". L’extension envisagée concerne la plaine de Staoueli mais le maréchal Soult, Président du Conseil et Ministre de la guerre, vient contrarier ce projet en recommandant ce point comme un de ceux qui pourraient être affectés à l’établissement d’un haras.

Les 50 lots à cultiver sont répartis en fonction de la taille de la famille :
- 20 lots de 8 hectares,
- 20 de 6 hectares,
- et 10 de 4 hectares.

Chéragas par la Traverse


Le village ne doit pas être une enclave. La question des voies de communication n’est donc pas négligée.
Une route vient d’être construite de Dely Ibrahim à Staoueli et Sidi Ferruch en passant par Beni Messous. Mais le village ne se trouve pas précisément sur sont trajet. Il faut donc l’y raccorder "par une traverse de 342 mètres qui sera plantée d’arbres formant avenue et donnera au village un aspect riant et pittoresque, condition secondaire mais qu’il est d’une bonne administration de ne point négliger".
On n’a pas fini de se demander si c’est au talent d’administrateur du comte Guyot que le village doit la curieuse appellation qui sera si souvent retenue : Chéragas par la traverse.
Les avis sur ce point sont partagés mais c’est au moins une hypothèse très plausible .
Enfin, il est prévu de construire aux frais de l’administration "une barraque en bois destinée à loger les premières familles" pendant qu’elles s’occuperont à construire leur propre habitation. Cette barraque pourrait servir par la suite à d’autres villages.

L’arrêté créant Chéragas est signé le 22 août 1842 de la main de Bugeaud, Lieutenant Général, Gouverneur Général de l’Algérie.

Il est immédiatement promulgué afin de permettre aux colons, qui ne tarderont pas à arriver de France, de profiter de l’arrière saison pour s’installer et préparer leurs terres.

L’urgence est confirmée par l’envoi dès le 1er septembre de 400 travailleurs militaires "afin d’activer les travaux de construction qui se poursuivent dans une grande activité".

Les travaux préparatoires étant bientôt achevés, il reste en effet à l’Administration à établir ici des hommes et des femmes pour qu’ils s’y enracinent. C’est ce que rappelle encore non sans lyrisme, le comte Guyot :

"C’est ma conviction bien ferme que, indépendamment de la question de sécurité, aucune culture, aucune spéculation privée ne sauraient être profitables et même possibles sur ce point et sur tant d’autres, qu’autant que l’Administration sera parvenue à attirer dans ces solitudes et à y fixer par le lien si puissant de la propriété, une population suffisamment composite et nombreuse".

1. De la conquête militaire à la colonisation civile

entree du fort
C’est dans le bruit des armes et l’odeur de la poudre que la France arrive en Algérie.

Malgré la lenteur et les difficultés de la conquête, cette terre "neuve" fascine aussitôt, autant qu’elle embarrasse. La personnalité du Gouverneur Bugeaud détermine le style de colonisation qui y sera mis en place et dont Chéragas offre une illustration exemplaire.

1. Le bruit des armes


La porte principale du Fort de Sidi-Ferruch portait jusqu’en 1962 cette inscription :
ICI, LE 14 JUIN 1830
PAR ORDRE DU ROI CHARLES X
SOUS LE COMMANDEMENT
DU GENERAL DE BOURMONT
L’ARMEE FRANCAISE VINT ARBORER SES DRAPEAUX,
RENDRE LA LIBERTE DES MERS,
DONNER L’AlGERIE A LA FRANCE


Le 5 juillet 1830, le drapeau blanc fleur-de-lysé est hissé à Alger sur la kasbah par le chef de l’armée expéditionnaire. Mais après les journées révolutionnaires qu’a vécu Paris les 27, 28 et 29 juillet 1830, mieux connues sous le nom des "Trois Glorieuses", le destin de l’Algérie passe des mains des Bourbon à celles des Orléans qui s’illustreront glorieusement sous la bannière tricolore dans l’histoire de la conquête.

Que d’hésitations dans ces débuts de la France en Algérie ! Des bureaux arabes de 1833 au Royaume arabe projeté par Napoléon III en 1863, toutes les modalités d’occupation semblent avoir été envisagées : occupation restreinte et militaire selon Guizot, civile et totale selon Clauzel, ou rurale mais défensive selon Bugeaud, jusqu’à l’abandon complet.
Il faudra attendre 1872, c’est-à-dire les lendemains de la Commune de Paris, de la guerre franco-prussienne et de l’insurrection en Kabylie réprimée dans le sang, pour que s’affirme la volonté d’une Algérie vraiment française. Conquise par les légitimistes, colonisée par les orléanistes, l’Algérie sera donc rattachée à la France par la république franc-maçonne au nom de la démocratie et de la civilisation.
Il est vrai qu’entre-temps, il a fallu assurer la conquête militaire. La signature du Traité de la Tafna en juin 1837 constitue une tentative de négociation menée par le Général Bugeaud qui concède à l’émir Abd-El Kader de nombreux territoires en échange de sa reconnaissance de la souveraineté française.
Mais la lutte armée reprend dès 1839. Son tournant se situe sur les bords de l’Isly où, en août 1844, les troupes françaises poursuivent victorieusement l’Emir jusqu’en territoire marocain. Abd-El Kader finira par signer sa reddition le 23 décembre 1847.

2. Premiers essais de colonisation civile dans la Mitidja


La colonisation civile n’a donc pas été le fruit de la paix si difficilement ramenée ; elle en a été l’un des instruments. En effet, dès 1832, des colons s’établissent dans la Mitidja. Les premiers sont des fils de famille, aristocrates épris d’aventure et d’idéalisme : Vialar, Tonnac, Franclieu. Ils incarnent une colonisation romantique vite balayée en 1839 par les troupes d’Abd-El Kader.
Mais c’est surtout dans les gourbis du lieudit Boufarik, en pleines terres marécageuses, que commence véritablement l’épopée de la colonisation. La Mitidja, bordée par sa ceinture de montagnes, est alors un lieu terrible qu’un voyageur décrit en ces mots :

"La Mitidja est inculte, elle est couverte de marais et de marécages dissimulés par une végétation palustre extrêmement vigoureuse… C’est un maquis de broussailles serrées, épaisses, enchevêtrées, impénétrables, un fouillis d’herbes gigantesques, de pousses de fenouil, au milieu desquels on disparaît, de ronces, de genêts épineux, de palmiers nains, de joncs perfides tapissant des sables mouvants dans lesquels on s’envase à ne pas pouvoir s’en dépêtrer… Il y aurait fort à faire si l’on voulait exploiter ce vaste territoire, inculte depuis douze siècles".


Après avoir été le grenier de Rome, cette plaine, fut en effet écrasée d’impôts par les vainqueurs turcs, puis fuie par ses habitants et enfin livrée aux fléaux de la famine, du choléra et du typhus.
Au point de se trouver en 1839 dans l’état que décrit encore Mohammed fils du marabout Sidi-Dif-Allah :

"La Mitidja est devenue laide, couverte de pierres, on n’y voit que des marais… Elle n’est plus qu’un champ de mort qui attend le jour de la résurrection… O mon Dieu, vous qui savez, dites-moi si nos pays se pacifieront, si les vents tourneront, si nos frères se réuniront…".


Ce n’était peut-être pas exactement celle qu’attendait le poète arabe, mais la résurrection est venue d’un groupe de petites gens, "la rafataille", qui tenta dès 1834 de s’implanter, résistant contre vents et marées aux deux fléaux qui sévissaient alors : le hadjoute* et le paludisme. Le lundi 30 juin 1834, les colons Vallier et Allego pénètrent dans le marché de Boufarik, sous la protection du capitaine Pelissier et de cinq spahis tandis qu’en dehors se tiennent deux escadrons de chasseurs en rang de bataille. C’est le point de départ d’une aventure.
De 1835 à 1842, la mortalité varie du tiers au quart des habitants. Ceux-ci vivent, groupés à proximité des troupes, sous des gourbis faits de branchages, de roseaux et de paille de maïs.
En 1837, le nombre de colons atteint péniblement 150. Ils écrivent au Maréchal Valee en 1838 :

"Toutes nos nuits, Monsieur le Gouverneur, sont troublées, soit par des détonations d’armes à feu, soit par des incendies ou par les cris de désespoir de quelque victime. Tous les matins, l’on se demande : Dans la nuit dernière, qui a-t’on volé ? Qui a-t’on assassiné ?"


Plus de dix ans après le début de la conquête, les autorités pensent que le cas de Boufarik est vraiment désespéré. Ainsi, le Général Duvivier en 1841 :

"Au-delà du retranchement est l’infecte Mitidja. Nous la laisserons aux chacals, aux courses des bandits et à la mort sans gloire… Boufarik est un malheur… Il y a là une petite population qu’il faut empêcher de s’épandre hors du retranchement et qu’il est nécessaire d’amener, par tous les moyens possibles, à diminuer, voire même à se dissoudre. Des plaines telles que celles de la Mitidja sont des foyers de maladies et de mort…"


Jusqu’au Maréchal Bugeaud lui-même :
"Si j’ai un conseil à vous donner, eh bien ! mes braves, c’est celui de rentrer à Boufarik, d’y faire vos paquets et de filer sur Alger".

Mais les colons s’entêtent à rester. Ils font part, le 27 février 1842, de leur résolution à Bugeaud.
Les menace-t’on de leur enlever la garnison ? Ils s’organisent aussitôt en milice. Faisant remarquer à l’un d’entre eux, Bazile Bertrand, que son "fusil n’était pas d’une propreté excessive" Bugeaud s’entendit répondre : "C’est possible, mais permettez-moi de vous faire remarquer qu’un chien noir mord tout aussi bien qu’un chien blanc".
Les femmes s’en mêlent. Elles se tiennent aux côtés des hommes pour défendre récoltes et troupeaux, le fusil à la main.
Ensemble, ils finiront par féconder cette terre : en 1847, Boufarik comptera 2 000 habitants.

3. La colonisation au secours de la conquête


Cet exemple glorieux serait cependant resté isolé sans une politique organisée et méthodique de colonisation.

Dely Ibrahim


C’est tout d’abord l’entreprenant général Clauzel, Gouverneur de 1830 à 1831, puis de 1835 à 1837, qui mènera une action énergique mais peu couronnée de succès. Partisan d’une occupation totale et civile, il crée en 1832 le premier village français d’Algérie, Dely Ibrahim, dont la population est constituée de 415 Allemands destinés au Texas et détournés par Clauzel sur Alger.
L’implantation tentée par Clauzel et poursuivie par Berthezene y connaît un relatif échec en raison "du trop grand nombre d’artisans qui s’y rendent alors qu’il n’y faudrait presque que des agriculteurs".
Cette population, comme plus tard celle de Novi constituée vers 1860 d’anciens ouvriers des ateliers nationaux, ne subsistera que grâce au travail fourni par l’armée.
Mais l’objectif stratégique visé à Dely Ibrahim est atteint : l’endroit est une colline facile à défendre contre les cavaliers d’Abd-El Kader qui tentent de l’enlever en 1839.

Clauzel est rappelé en avril 1837 et Damremont qui lui succède est favorable à une politique d’occupation restreinte. Voilà donc la colonisation qui piétine à nouveau. Les premiers résultats, timides mais encourageants, ne sont pas consolidés.

Le "Père Bugeaud"


La conquête a besoin d’idées neuves. Elles lui seront fournies par le Lieutenant Général Bugeaud, Gouverneur de janvier 1841 à octobre 1847.
Il réussit là où Clauzel avait échoué : l’émir rebelle sera enfin vaincu et cette terre qui prend le nom d’Algérie en octobre 1839 passera sous son autorité du statut de conquête à celui de colonie.
Ce personnage charismatique dont on chantera longtemps la casquette disparue établira sa résidence dans une ancienne ferme romaine fortifiée qui porte le beau nom de "La Consulaire". Située sur les terres du village de Saint-Ferdinand à quelques kilomètres à l’Ouest d’Alger, La Consulaire sera un jour rachetée par un Funel.
Bugeaud recrée tout d’abord Dely Ibrahim et encourage une expérience collectiviste à Staouëli en concédant mille hectares de terre à une communauté de trappistes. La famille Borgeaud la rachètera en 1904 au moment de la séparation des biens de l’Église et de l’État et en fera le domaine agricole le plus célèbre du pays.

C’est un juste retour des choses que les colons d’Algérie aient conservé jusqu’au bout le souvenir du Père Bugeaud car ils n’eurent pas de plus ardent défenseur comme en témoigne sa proclamation du 22 février 1841 en sa toute nouvelle qualité de Gouverneur Général de l’Algérie :
"La conquête serait stérile sans la colonisation. La fertilisation des campagnes est au premier rang des nécessités coloniales. Empressons-nous donc de fonder quelque chose de vital, de fécond ! Appelez, provoquez les capitaux du dehors à se joindre aux vôtres. Nous édifierons des villages et quand nous pourrons dire à nos compatriotes, nos voisins : "nous vous offrons dans des lieux salubres des établissements tout bâtis, entourés de champs fertiles et protégés d’une manière efficace contre les attaques imprévues de l’ennemi", soyez sûrs qu’il se présentera des colons pour les peupler".

Le discours que prononce le Roi à l’ouverture des chambres le 27 décembre 1841 fait un écho plus solennel à cette proclamation :
"Nos braves soldats poursuivent sur cette terre désormais et pour toujours française le cours de ces nobles travaux auxquels je suis heureux que mes fils aient eu l’honneur de s’associer. Notre persévérance achèvera l’œuvre du courage de notre armée, et la France portera dans l’Algérie sa civilisation à la suite de sa gloire".


La voie est donc ouverte dès 1841 avec la bénédiction des autorités mais toutes les conditions ne sont pas encore réunies.
En effet, aucun progrès n’a encore été fait à cette époque dans la conquête de la province d’Alger. Alger, Médéah et Milianah sont toujours bloqués. Le pays n’est pas soumis. On ne communique avec Blidah qu’une fois par semaine au moyen d’une escorte de 1 500 à 2 000 hommes.

Un épisode tragique confirme la grande insécurité qui règne alors : 22 soldats commandés par le Sergent Blandan préférent mourir que de capituler face à leurs assaillants arabes sur la route entre Mered et Boufarik le 11 avril 1842.
Le Général Bugeaud est déterminé à remédier à cette situation, ainsi qu’il le déclare le 19 avril 1842 :
"La division d’Alger était jusqu’à présent entravée par de grands travaux colonisateurs et par la nécessité de garder le SAHEL et une foule d’autres points. Elle a dû se borner pendant tout l’hiver à quelques incursions de peu de durée dans les environs de la MITIDJA. Mais le moment est venu de se soumettre à leur tour les contrées qui l’environnent. Sa tâche est sans nul doute la plus difficile en raison des aspérités du pays qu’elle doit parcourir. Mais elle saura se grandir à la hauteur des difficultés qu’elle rencontrera ; et j’ai trop de preuves de son dévouement énergique pour ne pas être convaincu qu’elle ne restera pas en arrière de ses frères de la province d’Oran".


Dans ces conditions, Bugeaud veut produire un grand effet sur les tribus qui occupent la chaîne montagneuse environnant la Mitidja en se rendant, en personne, à Mostaganem où il rallie 3 000 cavaliers des tribus indigènes. Puis il remonte la vallée du Cheliff pour prendre à revers les montagnes insoumises tandis que le Général Changarnier, avec presque toutes les forces de la division d’Alger, les attaque par le Nord. Sous le feu de ces attaques multipliées les montagnards font leur soumission le 9 juin 1842.
De ce jour-là naît une relative sécurité autour d’Alger, bien souvent avec l’aide des tribus elles-mêmes auxquelles il est demandé de placer des gardes de distance en distance sur toutes les routes.
Ainsi peuvent commencer à se répandre dans le pays les européens trop longtemps confinés dans Alger et avides de se lancer à la découverte de ce pays si proche et encore si lointain.
Mais il faut souligner le courage de ces premiers colons dont l’aventure restait encore très risquée. Les autorités prodigueront d’ailleurs longtemps leurs conseils de prudence comme en témoigne cet avis signé du Comte Guyot et daté du 24 juillet 1842 :
"Il est recommandé à tous les Européens de ne point aller isolément. Ils devront se réunir par petites caravanes de 7 à 8 individus bien armés. Ils ne devront jamais bivouaquer dans les localités désertes, mais coucher dans les douars les plus voisins de leur route, s’adresser aux kaïds et cheiks de l’endroit qui les prendront sous leur protection et leur indiqueront les moyens d’arriver sans danger à leur destination".

Mais il ne suffisait ni de vouloir coloniser, ni de savoir qu’on pouvait le faire dans des conditions minimales de sécurité. Encore fallait-il préciser comment on allait procéder et quel système de colonisation on allait adopter.

Le choix du système de colonisation


Dans le contexte toujours précaire de l’été 1842, Bugeaud veut protéger Alger vers l’ouest et le sud et enraciner la présence française au-delà des villes côtières par une série d’implantations dans cette zone qu’on appelle le Sahel algérois.
Pourtant libéral, il a acquis la conviction que l’intiative individuelle ne suffira pas à assurer cet enracinement. Il faut donc songer à d’autres formes d’incitations et d’encouragements et, puisque l’Algérie est encore très largement placée sous gouvernement militaire, à d’autres formes d’association des moyens militaires et civils.
En fait, quatre systèmes de colonisation se trouveront très rapidement en présence dans le Sahel algérois :
1. la colonisation par des moyens purement civils telle qu’elle se pratiquera, notamment, à Chéragas ;
2. le recours à des compagnies de colons militaires libérés dont Fouka offrira un exemple ;
3. la création de villages et le défrichement d’une partie des terres qui en forment le périmètre au moyen de condamnés militaires, auxquels succèderont des familles choisies de colons civils. Le système sera inauguré avec le village de Saint-Ferdinand construit sous la direction du Colonel Marengo en mars 1843 ;
4. enfin, les compagnies de colons militaires ayant encore quelques années de service à faire seront utilisées à Mahelma et à Beni Mered.

Entre ces quatre systèmes, Bugeaud fidèle à sa "casquette", choisira clairement par la suite ceux qui s’appuient sur des moyens militaires :
"Nous croyons qu’il y a sous notre domination quatre millions d’Arabes. Or, les Arabes sont tous guerriers… Ces considérations m’ont conduit à demander d’établir en même temps que la colonisation civile sur la côte, la colonisation militaire à l’intérieur…
Il faut que nos colons ne laissent jamais rouiller leurs fusils, qu’ils soient toujours prêts à le saisir et qu’ils aient une discipline.
Nous ne leur demanderons que ce qui sera compatible avec les nécessités de l’agriculture, mais quand le danger paraîtra, ils devront obéir à leurs nouveaux chefs comme ils obéissaient autrefois à leurs colonels.
Quand une colonne de troupes régulières passera dans leur voisinage et aura besoin de renfort, ils devront s’unir à elle pour combattre l’ennemi commun".

Discours prononcé à la Chambre des Députés le 24 janvier 1845

Chéragas constitue donc un exemple d’autant plus intéressant qu’il relève du premier système mis en œuvre dès 1842 ainsi que Ouled Fayet, Douera, Staoueli et Zeralda.
Mais si ce village de colons reste particulièrement exemplaire, c’est avant tout par sa prospérité. Alors que la plupart de ces fondations échouent rapidement ou tarderont longtemps à se développer, Chéragas est aussitôt une incontestable réussite.

Les origines de cette réussite se trouvent dans la préparation même du projet.

* Cavalier arabe ayant la terrible réputation de saisir ses victimes par les cheveux et de les décapiter au yatagan (sabre) au cours de charges soudaines.